Il n'y a sans doute pas un crime qui n'ait été commis aujourd'hui dans cette ville. " Le 16 décembre 1937, au quatrième jour de ce qui deviendra le sac de Nankin, Minnie Vautrin, enseignante américaine, consigne soigneusement par écrit une nouvelle journée d'horreurs commises par les soldats japonais dans la capitale chinoise.
Le 13 décembre, les troupes impériales ont pris la ville, mise à genoux par d'impitoyables bombardements aériens. L'armée nationaliste chinoise est en déroute. Pendant les six semaines qui suivent, les Japonais se livrent sur la population et les prisonniers à une orgie systématique de pillages, de viols et de massacres, qui en fera l'un des épisodes les plus noirs de l'histoire du XXe siècle.
Au milieu de ce monstrueux carnage, un petit groupe d'Occidentaux, mené par un homme d'affaires allemand nazi, John Rabe, représentant de Siemens en Chine, a refusé de fuir : " Question de morale ", dit l'Allemand. Ils créent une zone de sécurité pour les civils et arrivent, par la seule force de leur courage, à l'imposer à l'occupant. Minnie Vautrin est de ceux-là, qui essaient de protéger les femmes des razzias des soldats japonais. Il y a aussi Robert Wilson, chirurgien formé à Harvard, dont l'hôpital de fortune déborde de patients aux blessures atroces, John Magee, qui filme discrètement avec une caméra de 16 mm, et George Fitch, qui fera sortir ces films dans la doublure de son manteau.
Les massacres et l'action héroïque du groupe de John Rabe, le " Schindler de Nankin ", sont au coeur d'un documentaire américain, Nanking, de Bill Guttentag et Dan Sturman, présenté au festival de Sundance et projeté aujourd'hui dans plusieurs pays, au moment du 70e anniversaire du sac de Nankin. Pékin en a eu la primeur en juillet et l'a largement diffusé, avant que les DVD pirates ne prennent le relais. Ce n'est pas le premier film sur le drame de Nankin ni le dernier : près de dix autres sont actuellement en préparation à travers le monde. Un cinéaste japonais d'extrême droite, Satoru Mizushima, entend démontrer que les massacres de Nankin sont une " fiction " ; son film à lui s'appellera La Vérité sur Nanjing, nom moderne de l'ancienne capitale. Les Canadiens peuvent aussi voir en ce moment un documentaire consacré à Iris Chang, l'écrivain chinoise-américaine dont le livre, Le Viol de Nankin, écrit en 1997, vient tout juste d'être réédité chez Payot. Ce livre de référence, best-seller aux Etats-Unis, fut le premier - en 1997 ! - à documenter les massacres de façon extensive. Petite-fille de survivants, Iris Chang mena des recherches approfondies, qui la conduisirent, entre autres, aux notes personnelles laissées par John Rabe et Minnie Vautrin. Comme Minnie Vautrin avant elle, Iris Chang s'est suicidée, en 2004, à 36 ans.
Le chef du corps expéditionnaire japonais en Chine en 1937-1938, le général Iwane Matsui, a été condamné à mort en 1948 et pendu à l'issue du procès international de Tokyo. Depuis, la Chine et le Japon s'affrontent sur les différentes versions de cet épisode et sur le nombre de victimes : 30 000 ? 300 000, l'estimation courante ? Comment savoir ? Les eaux furieuses du Yangtse, dans lequel des dizaines de milliers de cadavres ont été jetés, ne parleront jamais.
Les réticences du Japon à faire face à son histoire sont un embarras pour toute la région. Même si le négationnisme n'est pas la ligne du gouvernement, Matsui est l'un des 14 criminels de guerre vénérés au sanctuaire de Yasukuni à Tokyo, où les visites de l'ex-premier ministre Junichiro Koizumi ont outré Chinois et Coréens. En 2005, des incidents anti-japonais en Chine ont envenimé les relations entre les deux pays.
Mais l'humeur a changé en ce 70e anniversaire du sac de Nankin, comme si la maturité et le pragmatisme prévalaient enfin : signe d'une volonté de retenue à Pékin, les dirigeants chinois se sont abstenus de participer aux émouvantes commémorations de Nankin ce 13 décembre. Et, à Tokyo, le nouveau chef du gouvernement, Yasuo Fukuda, dont le père, Takeo, fut un artisan du rapprochement avec la Chine, s'affaire à la préparation de deux sommets sino-japonais qui consacreront en 2008 le réchauffement des relations entre deux géants économiques asiatiques.
DEVOIR DE MÉMOIRE
" Les Chinois sont très soucieux de leur passé, mais il n'y a pas là de contradiction, observe le Pr Yang Dali, directeur de l'Institut de l'Asie de l'Est à Singapour. Les dirigeants chinois ont aujourd'hui d'autres priorités. " Eviter, par exemple, les débordements de mécontentement populaire sur les hausses de prix, à quelques mois des Jeux olympiques. Et qui sait si une manifestation sur les frustrations historiques ne risquerait pas de dégénérer en protestation contre d'autres frustrations ? Quant aux Japonais, dit le Pr Yang, " ils préfèrent ne pas attiser les braises : le feu peut être difficile a éteindre et ils risquent de se brûler ".
Pourquoi, dans le devoir de mémoire, le Japon a-t-il échoué là où l'Allemagne a réussi ? La guerre froide et l'alliance américano-japonaise n'ont pas poussé Tokyo à s'amender auprès de la Chine communiste ; les Allemands, eux, avaient besoin de s'intégrer dans l'Europe. Directeur de l'Institut d'études japonaises contemporaines à Temple University, à Tokyo, Robert Dujarric relève aussi que les atrocités japonaises ont été commises à l'étranger : " Il n'y a pas de Dachau ni de Buchenwald pour rappeler aux Japonais, chez eux, les crimes de l'armée impériale ", dit-il, pas plus qu'il n'y a de Willy Brandt japonais ni de comte von Stauffenberg pour leur montrer qu'il y a eu un autre Japon, plus honorable. Chacun avec son propre fardeau, le Japon et la Chine ont encore un bout de chemin à faire sur la voie de la vérité.
POST-SCRIPTUM.
Née d'une maman alcoolique, cette petite fille aborigène de l'Etat du Queensland, en Australie, était déjà mal partie dans la vie. A 7 ans, victime de mauvais traitements, elle a été placée dans une famille d'accueil qui, d'après la presse australienne, en a pris grand soin. Mais les services sociaux ont pensé que confier une petite Aborigène à une famille blanche rappelait trop d'erreurs historiques et, au bout d'un an, l'ont renvoyée dans sa communauté. Où elle a été violée, en 2006, par neuf hommes. Ils ont été récemment laissés en liberté, car le procureur a estimé que la victime était " consentante ". Scandale, enfin. Le 12 décembre, le procureur a été suspendu. Premier casse-tête pour le nouveau premier ministre travailliste, Kevin Rudd, contraint de repenser sa politique à l'égard des populations indigènes, sujet douloureux s'il en est.
Sylvie Kauffmann
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