mardi 18 décembre 2007

PORTRAIT - Patron de presse mutant : Liu Changle

Le Monde - Décryptages, mardi, 18 décembre 2007, p. 19

Quel est le lien entre les crampons du footballeur Lionel Messi, les reliques de Bouddha et le premier show télé gay jamais produit en Chine populaire ? Réponse : Liu Changle. Ce patron de presse singulier a acquis les premiers aux enchères, lors d'un gala pour l'enfance défavorisée à Pékin, et a financé le voyage historique des secondes à Taïwan. Le troisième est la dernière audace de Phoenix TV, le groupe de presse qu'il dirige. Il compte trois chaînes de télévision en Chine, deux à l'étranger, un hebdomadaire et un site Internet parmi les plus fréquentés du pays.

Ex-colonel, bouddhiste fervent et milliardaire discret, Liu Changle a trouvé son karma, celui d'un baron de la presse postcommuniste, passé maître dans l'art de repousser les limites de la liberté d'expression en Chine, sans se mettre à dos le régime. Phoenix TV est une sorte d'anomalie dans le paysage audiovisuel chinois : elle est diffusée par satellite depuis Hongkong pour quelque 130 millions de spectateurs, mais ce sont des Chinois de Chine populaire, et non des Hongkongais, qui la font.

M. Liu, qui, bien qu'il parle anglais, préfère s'exprimer par le truchement d'un interprète chinois, explique : " A la différence des médias chinois, qui sont totalement contrôlés, nous sommes considérés comme un média étranger. Les autorités s'adressent à nous de manière mesurée. Il y a des avertissements si l'on va trop loin, mais ce n'est jamais direct, cela laisse de la marge pour que notre relation soit "coopérative". " C'est que l'on ne chahute pas sans risque le dragon, même quand on a la capacité de renaître de ses cendres.

Liu Changle le sait, qui vécut le système de l'intérieur. Fils d'officiels, il a goûté aux privilèges de la nomenklatura, avant que la révolution culturelle ne transforme son adolescence en cauchemar. Il a 15 ans quand il voit son père défiler dans les rues de Lanzhou, dans la province du Gansu, un bonnet d'âne sur la tête. A 19 ans, il s'engage dans l'armée, tout en rédigeant des articles de propagande pour des publications militaires. Pendant dix ans, ce sera son école.

De retour à la vie civile, il entre à la Radio centrale du peuple de Chine et y deviendra chef des affaires militaires - avec le rang de colonel. Son habileté à gagner la confiance des puissants impressionne. En 1988, il prend le large, et se fait recruter par une société pétrolière d'Etat qui l'envoie, comme trader, à Houston, au Texas.

Arrivent les événements de Tiananmen en 1989. Liu Changle démissionne. Si, par la suite, il aidera deux amis tombés en disgrâce - dont l'actuel président de Phoenix aux Etats-Unis -, il ne tourne pas le dos au régime. Dans cette nouvelle ère du tout-économique, il fait vite fructifier ses connaissances du marché chinois et ses guanxi (contacts), indispensables à l'obtention des permis nécessaires : il fait fortune en exportant du pétrole raffiné et en investissant dans l'hôtellerie, les autoroutes et un terminal pétrolier.

Mais il a une autre idée derrière la tête. " J'ai quitté la presse pour le secteur du pétrole et j'en suis ressorti assez fort pour me lancer de manière indépendante dans l'industrie des médias ", explique-t-il aujourd'hui. A Hongkong, où sa société est basée, il se rend compte des possibilités qu'apporte le satellite : il rêve de créer une CNN chinoise. Seule la plate-forme satellitaire occupée par Rupert Murdoch, qui diffuse en Asie le bouquet Star TV, dispose de créneaux. Liu Changle convainc le magnat australien de se lancer en coentreprise à ses côtés. Phoenix TV démarre en 1996 avec une chaîne généraliste, sur laquelle les actualités sont désignées par un euphémisme, " current events " pour ne pas alarmer la censure. Le groupe sera vite coté en Bourse, faisant de M. Liu, qui détient 37,5 % du capital, un milliardaire.

Ses détracteurs voient en lui un agent du pouvoir, ou du moins un allié bien placé pour accompagner l'arrivée du satellite et de grands prédateurs étrangers tels Rupert Murdoch, dans une Chine encore fermée. Cela le fait sourire. " Comme tout entrepreneur dont le marché est en Chine, je dois prendre certaines choses en considération ", dit-il. Car du SRAS à Taïwan, en passant par les catastrophes écologiques et la mort de Zhao Ziyang en 2005, les faits d'armes de Phoenix TV parlent d'eux-mêmes.

Une journaliste de la chaîne se glissera même dans la chambre d'hôpital de Zhao Ziyang, alors que les médias chinois font un black-out total sur le sort de l'ancien secrétaire général du Parti, déchu lors des événements de Tiananmen. Ses talk shows, en grande majorité tournés dans ses studios pékinois, bénéficient d'une sorte d'extraterritorialité en matière de censure. " Moi qui ai travaillé dans les médias chinois, je peux vous dire que le contrôle auquel nous sommes soumis est étonnamment faible ", dit Dou Wentao, sacré en 2006 animateur le plus populaire de Chine. Son émission, " Sanrenxin " (discussion à trois), un programme phare de la chaîne, l'amène à débattre avec ses invités de sujets d'actualité comme la peine de mort, la prostitution, le jeu, que les médias chinois traitent avec des pincettes. " Le plus surprenant est que lorsque nous abordons un sujet tabou, les médias chinois se disent : si cela a été dit une fois par Phoenix, on peut tenter d'en parler ", observe M. Dou. Ce sont aussi les équipes de Phoenix TV que les Chinois alertent en priorité lorsqu'ils veulent dénoncer une affaire qui les concerne - ce qui vaut régulièrement à la chaîne de voir son signal brouillé par les autorités locales.

Sa CNN chinoise, Liu Changle devra batailler pour la faire accepter : une chaîne d'information vingt-quatre heures sur vingt-quatre, Phoenix Infonews, est créée en 2001. Mais Pékin s'affole et bloque le signal. Le patron de presse devra attendre deux ans pour qu'elle soit autorisée. C'est devenu la chaîne de référence, systématiquement regardée dans les rédactions des journaux ou télévisions chinoises, dans les ministères ou les universités, car elle montre l'actualité internationale de manière plus neutre que les chaînes officielles.

M. Liu connaît son point fort - offrir au public chinois une télé quasiment " à l'occidentale " - et ses limites : il évite de s'attaquer de front au pouvoir. Il peut même, quand il le faut, le caresser dans le sens du poil. Le milliardaire rouge siège d'ailleurs au comité permanent de la Conférence consultative politique du peuple, grande réunion annuelle, au rôle certes consultatif, mais ouverte à toutes sortes de débats. Chaque année, il y pousse patiemment le dossier de l'ouverture des médias chinois. Sans réveiller le dragon.

Brice Pedroletti

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