lundi 17 décembre 2007

ANALYSE - Alerte sur le dollar - Kenneth Rogoff

Les Echos, no. 20069- Idées, lundi, 17 décembre 2007, p. 19

La position de superpuissance des Etats-Unis pourrait-elle être remise en cause si le dollar perdait son statut de superdevise ? Peut-être pas, mais nul doute que les Américains trouveraient bien plus coûteux l'exercice de l'hégémonie mondiale si le dollar venait à tomber de son piédestal.

Jusqu'à présent, les Américains ont engrangé les bénéfices en empruntant à bas prix auprès d'étrangers complaisants et en investissant cet argent à l'étranger dans des actions, des obligations et des terrains à haut rendement.

Charles de Gaulle s'était autrefois plaint du privilège exorbitant que représentait le dollar. Il était scandalisé que les Etats-Unis puissent inonder le monde de leur devise et accumuler des dettes sans avoir à en payer le prix sous forme d'une hausse de l'inflation ou des taux d'intérêt. La moitié au moins des 800 milliards de dollars de billets en circulation sont détenus à l'étranger, principalement dans les économies informelles mondiales. Mais les vrais profits tiennent au fait que des institutions comme la Banque populaire de Chine et la Banque du Japon détiennent d'énormes volumes de bons du Trésor américains à faible taux d'intérêt, tandis que les Américains investissent massivement dans le capital-risque, dans les fonds spéculatifs et les banques d'investissement, dans le monde entier, en empochant d'énormes bénéfices.

La suprématie financière américaine a permis d'alléger le coût de fonctionnement de la superpuissance. Mais entre la crise des « subprimes » et le déclin du dollar, le privilège des Etats-Unis se lézarde. Le dollar s'est déprécié de 25 % au cours des cinq dernières années. Si les Etats-Unis entrent en récession (la probabilité en est de 50 % aujourd'hui), le dollar perdra encore de sa valeur. Les investisseurs étrangers remanient déjà leurs portefeuilles, en les diversifiant en euros, en livres et en devises d'économies émergentes comme le real brésilien et le rand sud-africain. Les discutables « fonds souverains », qui investissement au nom de gouvernements du Moyen-Orient, d'Asie, de Russie, ne sont qu'un autre exemple de la recherche d'alternatives aux obligations en dollars à faible rendement, qui se déprécient rapidement.

Il semble malheureusement que les décideurs américains, confrontés aux menaces croissantes pour le dollar, soient plus enclins à profiter des maux de leur devise, qui constitue la principale exportation du pays, qu'à les soigner. Le gouvernement américain a lui-même tiré parti de la situation en accumulant d'importants déficits extérieurs. La Fed semble ne se soucier des taux de change que dans la mesure où ils affectent la croissance et l'inflation - et la faiblesse du dollar favorise les exportations américaines. Enfin, et surtout, la politique fiscale n'encourage guère l'épargne privée, avec notamment les allégements fiscaux sur les intérêts d'emprunt immobiliers.

La bonne nouvelle pour les Américains est que le système commercial et financier mondial se caractérise par une énorme inertie. Il a fallu plusieurs décennies et deux guerres mondiales pour que la livre sterling perde son statut de superdevise. Et il n'y a aucun successeur évident au dollar pour le moment. La crise des « subprimes » a montré que le système financier européen semblait aussi vulnérable que celui des Etats-Unis. Pareillement, même si le yuan chinois régnera sur la finance mondiale dans cinquante ans, la mauvaise santé du système financier chinois empêchera sa consécration dans un avenir proche. Une énorme proportion des échanges commerciaux internationaux est toujours libellée en dollars, même si certains membres de l'Opep, comme le président vénézuélien, Hugo Chavez, prônent la rébellion. Et le dollar compte toujours pour plus de 50 % dans les réserves en devises étrangères des banques centrales.

Mais les signaux d'alerte sont au rouge. A moins que les Etats-Unis ne se décident à agir, ils pourraient assister à un déclin radical de leur monopole monétaire. Les électeurs américains, bien connus pour exécrer les augmentations d'impôts, pourraient commencer à réfléchir plus sérieusement aux véritables coûts économiques du statut de superpuissance de leur pays.


Kenneth Rogoff
est professeur à l'université d'Harvard et ancien économiste en chef du FMI.