dimanche 30 décembre 2007

PORTRAIT : Jia Zhang Ke, cinéaste obsessionnel des réalités sociales chinoises

Le Monde - Culture, lundi, 31 décembre 2007, p. 17
Jia Zhang Ke fume en alternant avec des gorgées de thé vert. Dehors, dans la cour d'un ensemble résidentiel ultramoderne, situé non loin des grandes universités pékinoises, quartier où le cinéaste de 37 ans a installé les bureaux de son agence de production, X Stream, le " fog " de l'hiver du nord de la Chine brouille les perspectives et amortit les rumeurs de la ville.

Acclamé en France pour Still Life, Lion d'or à Venise qui a totalisé, selon ses propres chiffres, quelque 200 000 entrées dans l'Hexagone, soit autant que dans son pays d'un milliard trois cent millions d'habitants, Jia Zhang Ke évoque sans amertume sa situation paradoxale de créateur. " Je le vis bien, ça ne me pose pas de problème. Cela fait partie de la réalité culturelle et politique de la Chine d'aujourd'hui d'être parfois plus connu à l'étranger que chez soi. Je ne suis pas le seul dans ce cas... "

Jia Zhang Ke analyse cette situation en des termes qui éclairent les raisons de ses obsessions de peintre des réalités sociales : " Depuis 1989 le mouvement étudiant de Tiananmen, l'intelligentsia est marginalisée et toute réflexion approfondie aussi : le consumérisme l'a emporté sur tout le reste. "

Sa peinture désenchantée de vies brisées, comme celles des personnages de Still Life, tourné sur le site du barrage des Trois-Gorges, dont l'édification a forcé à l'exil intérieur plus d'un million de personnes, s'explique par sa volonté d'illustrer ce qu'il appelle " la profonde mutation de la société chinoise ". " On assiste, depuis une vingtaine d'années, à une désintégration des classes sociales. Les différences entre elles sont désormais très marquées : quelqu'un de la classe moyenne de Pékin ignore tout, par exemple, des conditions de vie d'un mineur de la province du Shaanxi. "

Jia Zhang Ke se décrit comme un artiste investi d'une mission, " celle d'agir comme un révélateur qui montre aux uns ce qu'ils ne connaissent pas des autres ". Pour combattre, espère-t-il, le fait que le " creusement des inégalités est la cause du sentiment croissant d'indifférence des uns envers les autres ". Sous-entendu, l'égoïsme de la classe moyenne et supérieure à l'égard de tous les laissés-pour-compte de la réussite. Tous ces gens qui forment " la majorité de la population chinoise ". Car " les succès de la croissance peignent le pays de trompeuses couleurs ", regrette-t-il.

S'il y a crise des valeurs, soutient-il, c'est aussi parce que le système de parti unique continue de contrôler la marge de manoeuvre des citoyens dans l'espace public. " Oui, bien sûr, reconnaît-il, je suis satisfait de voir que mes derniers films ont été autorisés. Mais les milieux culturels en général sont ceux où l'évolution est la plus lente, où l'Etat impose les restrictions les plus sévères. " Il évoque à ce sujet l'interdiction d'Une jeunesse chinoise de son confrère Lou Ye qui, en plaçant l'histoire de son film dans le contexte des événements de Tiananmen, a enfreint " le tabou absolu ". Mais la censure peut prendre une forme plus insidieuse : " On n'a pas dit à Lou Ye que son film était rejeté pour des raisons politiques, on a prétexté des problèmes techniques. "

Le parcours d'obstacles que tout cinéaste doit franchir impose en effet que le film soit accepté par une commission chargée, entre autres, de définir les critères " techniques ", garantissant la " qualité " minimale d'une oeuvre. Ce qui ouvre la porte à tous les prétextes d'interdiction. " Là aussi, s'insurge Jia Zhang Ke, il y a distorsion entre la volonté affichée de faire évoluer le système et l'obsession d'en sauvegarder l'idéologie. "

Pour faire connaître Still Life, il a pris son bâton de pèlerin et a montré son oeuvre dans 50 universités. Une autopromotion nécessaire face à " l'hégémonie " des grands distributeurs. " Même si les salles sont privées, c'est le pouvoir qui décide. Un film plus exigeant risque d'être relégué à des horaires tardifs avant d'être supprimé faute de spectateurs. On prend l'excuse du manque de recettes pour marginaliser les films d'auteur ! "

S'il a créé sa propre agence de production, c'est moins pour se produire lui-même que pour aider les nouveaux cinéastes débutants. " Moi, je ne m'en sors pas trop mal, désormais. Des entreprises chinoises m'ont aidé pour Still Life et j'ai compté sur une forme de mécénat par des producteurs étrangers. Les ventes de DVD ont beaucoup contribué aux recettes. "

Pour l'heure, Jia Zhang Ke réalise à Chengdu, dans la province du Sichuan, un film combinant fiction et documentaire se déroulant des années 1950 à nos jours. " Parce que, dit-il, tous les problèmes sociaux de la Chine contemporaine s'expliquent par son histoire. "

Bruno Philip

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PHOTO : Anaïs Martane