vendredi 18 janvier 2008

ANALYSE - La Chine trompe-t-elle son monde ? - Joseph E. Stiglitz

Les Echos, no. 19008 - Idées, lundi, 13 octobre 2003, p. 15

Tricherie ! Comment, déclarent les Etats-Unis, la Chine pourrait-elle vendre moins cher que les producteurs américains dans autant de domaines ? Pendant des décennies, l'Amérique a dominé l'industrie mondiale, ses représentants se préoccupaient alors uniquement d'obtenir la libéralisation du commerce pour les produits manufacturés. Ils ne consacraient que peu d'efforts à l'instauration d'une certaine égalité pour les agriculteurs car ils savaient que l'Amérique ne pourrait pas rivaliser sur le plan agricole.

La Chine domine désormais dans de nombreux secteurs, dégageant d'énormes surplus commerciaux auprès des Etats-Unis. Le secrétaire au Trésor américain accuse la Chine de maintenir le taux de change de sa monnaie délibérément bas et lui demande de laisser les tendances du marché déterminer la valeur du renminbi. Pour ceux qui se rappellent la crise qui s'est produite en Asie de l'Est il y a cinq ans, cela semble aller à l'encontre de ce qui s'est dit à cette époque. La Chine avait alors été exhortée de ne pas laisser sa devise flotter. Jusqu'à l'implosion du peso argentin, les taux de change fixes convenaient parfaitement. Le secrétaire au trésor américain avait salué l'intervention du gouvernement sur les marchés des changes et encouragé le FMI à soutenir ce genre d'interventions en prêtant des milliards de dollars aux pays en crise. Si la Chine avait de nouveau laissé sa devise flotter, celle-ci se serait dépréciée et aurait ainsi intensifié la crise. Les pays de la région ont reçu à cette occasion un avertissement : éviter les surplus commerciaux et accumuler des réserves car ces dernières constituent le principal moyen de défense de première ligne. Les pays d'Asie de l'Est ont suivi ce conseil, pour une excellente raison : ils avaient déjà constaté les conséquences d'un manque de réserves.

Les gouvernements d'Asie de l'Est savaient alors que les politiques du FMI ne serviraient qu'à aggraver leur récession, mais ils se sont trouvés dans l'impossibilité d'y résister. Le FMI disposait de l'argent dont ils avaient besoin. La Chine et la Malaisie, suffisamment chanceuses pour ne pas avoir à se tourner vers le FMI ou suffisamment courageuses pour suivre leur propre ligne de conduite, ont agi comme il se devait : elles ont mené des politiques monétaires et fiscales expansionnistes. L'économie de la Chine a continué à croître à 7 % ; la Malaisie a connu la récession économique la plus courte et la plus superficielle qui soit.

Pour comprendre les enjeux de cette bataille, il est nécessaire de rappeler quelques notions économiques fondamentales. Tout d'abord, le commerce international est fondé sur le principe de l'avantage comparatif : les pays exportent des marchandises dans lesquelles elles ont un avantage relatif et importent celles dans lesquelles elles ont un désavantage relatif. De manière générale, l'Amérique possède actuellement un désavantage relatif en matière de production industrielle tandis que la Chine y dispose d'un avantage relatif. La Chine doit exporter des produits manufacturés vers les Etats-Unis.

Deuxièmement, si un pays investit plus qu'il n'épargne, il est obligé d'emprunter. Le déficit de l'Amérique résulte de la mauvaise gestion de l'administration Bush. Les réductions d'impôts que l'Amérique pouvait à peine se permettre ont transformé un énorme surplus fiscal en un déficit massif ; plutôt que de faire des économies, le gouvernement américain emprunte, dont une grande partie à l'étranger. C'est cette mauvaise gestion, et non la politique de taux de change de la Chine, qui est la coupable.

En fait, le surplus commercial global de la Chine est actuellement faible (environ 1 % de son PNB). Bien évidemment, l'administration Bush veut rejeter la responsabilité sur autrui, mais ni la Chine ni aucun autre pays ne doivent être dupés. La vérité, c'est que ni le FMI ni l'administration Bush ne croient réellement aux marchés libres. Ils entravent les marchés lorsqu'ils y trouvent leur intérêt. L'administration Bush a renfloué des compagnies aériennes, apporté des subventions sans précédent à l'agriculture et protégé les tarifs douaniers imposés sur l'acier.

Le FMI est dans le vrai : il existe un risque réel d'instabilité mondiale, mais la cause sous-jacente de cette menace réside dans les emprunts massifs contractés par les Etats-Unis à l'étranger, qui ont débuté sous le président Reagan. Les Etats-Unis sont ainsi devenus un pays débiteur aux dettes colossales. Si, un jour, les créditeurs de l'Amérique décident de vouloir se faire rembourser, ils pourraient déclencher de vastes mouvements des taux de change et ainsi entraîner une instabilité mondiale.

Pour quelle raison le FMI n'a- t-il pas critiqué sévèrement ces déficits ? Pourquoi le pays le plus riche du monde devrait-il vivre au-dessus de ses moyens alors que le FMI réprimande les pays les plus pauvres pour des transgressions moins importantes ? Ce problème est aggravé par le système de réserve mondiale qui accueille favorablement les demandes de la plupart des pays demandeurs de dollars américains, mais ne fait que les pénaliser davantage. Le système exige que le pays qui détient la devise de réserve (dans ce cas, les Etats-Unis) accumule les dettes jusqu'à ce que les autres pays ne lui fassent plus confiance. Mais pour résoudre les problèmes profondément enracinés dans le système financier mondial, nous devons dépasser la suffisance qui a depuis longtemps envahi le G7 et l'unilatéralisme de l'actuelle administration américaine.

La Chine a bien eu raison d'ignorer les pressions de l'Amérique. Le flottement de son taux de change aurait exposé le pays à des instabilités qui auraient débouché sur une foule d'autres problèmes et auraient notamment touché le système bancaire précaire du pays. Un taux de change plus élevé aurait ébranlé le processus de création d'emplois et contribué à la déflation, que la Chine réussit actuellement à repousser.

La Chine a la chance de disposer de la liberté nécessaire pour poursuivre ses propres objectifs. Ses immenses réserves de devises étrangères lui permettent d'ignorer le FMI et le secrétaire au Trésor américain. Finalement, cette liberté pourrait constituer la raison la plus convaincante pour laquelle la Chine doit continuer à entretenir des surplus commerciaux. Une fois encore, la Chine a montré sa maîtrise des principes économiques fondamentaux. Bien des autres pays de la région regrettent de n'avoir pas agi de même à l'époque.

JOSEPH E. STIGLITZ

Note(s) :

Cet article est publié en collaboration avec Project Syndicate.

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