Parce que les usines textiles et les fabricants de jouets ont déserté leurs vieilles économies, les habitants des pays industrialisés sont persuadés que la Chine est la grande responsable des destructions d'emplois qui en ont résulté. Faute de pouvoir lui reprocher les salaires misérables de ses travailleurs, ils ont fait de la monnaie chinoise, le yuan, leur bête noire. Ainsi 63 % des Américains et 55 % des Européens interrogés par TNS Opinion jugent qu'une réévaluation du yuan contribuerait à protéger leurs emplois contre la concurrence venue d'Asie.
C'est dire si les responsables occidentaux qui, en novembre et décembre 2007, se sont rendus en foule à Pékin pour réclamer un yuan plus fort, étaient les porte-parole de leurs salariés. La chancelière Angela Merkel, le président Nicolas Sarkozy, le gouverneur de la Banque centrale européenne Jean-Claude Trichet, le commissaire européen Joaquin Almunia et le secrétaire d'Etat américain Henry Paulson ont tenu au président Hu Jintao et à ses ministres à peu près le même discours. " Nous ne pouvons plus supporter que vous nous infligiez des déficits commerciaux aussi énormes : 158 milliards d'euros pour les Etats-Unis et 112 milliards pour l'Europe des Vingt-Sept en 2006, et sans aucun doute beaucoup plus en 2007, se sont-ils lamentés. Nos industries traditionnelles ont été mises à mal par votre concurrence effrénée. Il faut que vous cessiez d'exporter dans de telles proportions. Pour cela, vous devez rendre vos produits plus coûteux en alourdissant vos salaires avec une protection sociale minimale et, surtout, en réévaluant votre monnaie. Son niveau est inférieur de 20 % à 30 % à son cours normal, ce qui vous confère un avantage anormal. "
Les dirigeants de Pékin leur ont répondu : " Pas question que nous accélérions le train de nos réformes, au risque de tuer la croissance annuelle à deux chiffres dont nous avons besoin pour tirer au plus vite de la misère notre population de 1,3 milliard d'habitants ! Nous faisons déjà de notre mieux. "
Et c'est vrai. Pour atteindre la " société harmonieuse " prônée par le président Hu Jintao, Pékin serre méthodiquement les boulons monétaires et financiers, depuis des mois. Le 21 décembre, la banque centrale a relevé ses taux pour la sixième fois depuis le début de l'année, soit 7,47 % pour les prêts et 4,14 % pour les dépôts, à un an. Il est question de réduire le taux de croissance des prêts bancaires à 12 %, cette année, contre 22 % réalisés en 2007. Le yuan s'en est mieux porté puisque son cours face au dollar a progressé de près de 7 % en un an, contre 3,3 % en 2006. Le gouvernement étudie la possibilité d'élargir la bande de fluctuation du yuan.
Ses efforts ne sont pas moins réels pour doper la demande. En 2008, dans trois provinces, des dizaines de millions de paysans profiteront d'un rabais expérimental de 13 % sur les téléviseurs, les téléphones portables, les réfrigérateurs et les climatiseurs. Le seuil à partir duquel un Chinois est imposable sur son revenu serait relevé de 1 600 yuans (150 euros) à 2 000 yuans, ce qui permettrait d'exempter 70 % des salariés, contre 50 % aujourd'hui.
Mieux encore, est entrée en vigueur, le 1er janvier, une vraie législation sur le travail, qui réduit la précarité des salariés, prévoit des indemnités de licenciement et oblige enfin l'employeur à payer des charges sociales (retraite, chômage, santé) sur les salaires. Les pénalités prévues laissent à penser que ces normes finiront par s'appliquer. Le coût du travail et les prix des exportations de la Chine s'en trouveront automatiquement alourdis, à la satisfaction générale.
RECONNAISSANCE OFFICIELLE
L'hystérie antichinoise, aggravée par la campagne électorale aux Etats-Unis, n'est donc pas fondée. Les cris d'orfraie poussés par les parlementaires américains, qui veulent taxer les produits venus de Chine tant que le cours du yuan ne sera pas fortement relevé, ont été contredits, le 19 décembre, par le rapport biannuel du Trésor sur les changes, où il est reconnu que Pékin ne manipule pas sa monnaie pour en tirer des bénéfices commerciaux. Ce rapport juge " bienvenue " l'accélération du yuan et se félicite des " progrès en cours ou attendus ". Il va même jusqu'à affirmer que " la forte performance économique de la Chine a insufflé de la vigueur à l'économie mondiale ".
Cette reconnaissance officielle n'est que justice venant d'un pays qui aurait pu, cet été, faire basculer dans la récession l'économie de la planète en raison de la défaillance de son système bancaire, incapable de contrôler ses prêts hypothécaires à risque. Qui empêche le taux de croissance mondiale de tomber sous les 4,5 % ? Pas les Etats-Unis, qui frôlent la récession en ce début d'année, ni l'Europe, avec ses 2 % anémiques, mais la locomotive chinoise, qui continuera à la cadence de 11 %.
Qui empêche le dollar de s'effondrer dramatiquement, sinon la Chine, qui place en bons du Trésor américain environ 70 % de sa gigantesque réserve en devises de 1 400 milliards de dollars (955 milliards d'euros) ? Qui apporte de l'argent frais aux banques américaines Bear Stearns ou Morgan Stanley pour leur permettre de surmonter d'énormes déficits dus à leurs erreurs de gestion ? Pas les fonds de pension cotés à Wall Street ou à Londres, mais le fonds souverain de Pékin.
En Occident, les bas prix chinois ont contribué à maintenir, jusqu'à présent, une inflation modérée et, donc, à préserver le pouvoir d'achat des habitants des pays industrialisés. La Chine achète massivement à l'Afrique ses matières premières, contribuant à faire monter les cours des métaux comme des produits agricoles. Non seulement elle apporte ainsi des devises à des économies fragiles, mais elle y vend des produits manufacturés moins coûteux et souvent plus adaptés que ceux des pays riches.
Enfin, elle fournit des prêts et des dons pour construire les ports, les écoles, les hôpitaux et les lignes électriques en souffrance. Là encore, elle supplée les défaillances occidentales : elle a annoncé 5 milliards de dollars d'aide de 2007 à 2009 qui seront les bienvenus puisque les pays du G7 se montrent incapables d'apporter à l'Afrique, chaque année, les 25 milliards de dollars qu'ils ont promis en 2005. Oui, tout bien pesé, merci la Chine !
Analyse
Alain Faujas
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PHOTO : Sixty4