lundi 28 janvier 2008

OPINION - L'année du « modèle chinois » - Ian Buruma

Les Echos, no. 20097 - Idées, lundi, 28 janvier 2008, p. 15

L'année 2008 sera celle de la Chine. Les jeux Olympiques - qui seront sans doute parfaitement organisés, sans un seul manifestant, clochard, dissident religieux ou autre trouble-fête en vue - rehausseront probablement le prestige global de la Chine. Alors que l'économie américaine est enlisée dans un bourbier de crédits immobiliers insolvables, l'économie chinoise poursuivra sa croissance fulgurante.

De nouveaux gratte-ciel audacieux, conçus par les plus célèbres architectes, feront de Pékin et de Shanghai des modèles de la modernité du XXIe siècle. Davantage de Chinois apparaîtront sur les listes annuelles des plus grandes fortunes mondiales. Et les oeuvres des artistes chinois atteindront, lors des ventes aux enchères internationales, des prix auxquels les autres artistes ne peuvent que rêver.

Se relever d'un dénuement presque total et d'une tyrannie sanglante en une seule génération est une prouesse pour laquelle la Chine ne peut qu'être admirée. Mais la réussite de la Chine est également le défi le plus important auquel la démocratie libérale doit faire face depuis le fascisme des années 1930.

Non que la Chine constitue une grande menace militaire : seuls quelques esprits ultranationalistes ou paranoaïaques évoquent le risque d'une guerre avec les Etats-Unis ou avec le Japon. C'est dans le domaine des idées que le modèle politico-économique de la Chine, si l'on oublie ses conséquences environnementales, remporte des victoires et se présente comme une alternative intéressante au capitalisme libéral démocratique.

Et ce modèle constitue une réelle alternative. Contrairement à ce qu'affirment certains experts, le capitalisme chinois n'est pas comparable au capitalisme européen du XIXe siècle. Il est vrai que la classe ouvrière européenne, sans parler des femmes, n'avait pas le droit de vote il y a deux cents ans. Mais, même durant les phases les plus impitoyables du capitalisme occidental, la société civile en Europe et aux Etats-Unis était composée d'immenses réseaux d'organisations indépendantes de l'Etat : églises, clubs, partis politiques, groupes et associations qui étaient accessibles à toutes les classes sociales.

En Chine aujourd'hui, les citoyens ont retrouvé un certain nombre de libertés individuelles depuis la mort du maoïsme mais ils ne sont pas libres de former une organisation qui ne soit pas contrôlée par le Parti. Malgré la déroute idéologique du communisme, la Chine n'a pas dévié d'un iota de cette position.

Le modèle chinois est aussi parfois décrit sous forme de continuité historique, comme si les politiques de la Chine moderne étaient une forme de confucianisme mise au goût du jour. Mais une société dans laquelle l'appât du gain de l'élite est placé au-dessus de toute autre entreprise humaine est très éloignée d'un quelconque confucianisme qui ait pu exister dans le passé.

S'il y a bien une idée qui a été terrassée par la prospérité croissante de la Chine, c'est la notion réconfortante que le capitalisme, et l'apparition d'une bourgeoisie prospère, se traduit inévitablement par l'avènement d'une démocratie libérale. C'est au contraire la classe moyenne, achetée par la promesse de richesses toujours plus grandes, qui souhaite le maintien de l'ordre politique actuel. Même s'il s'agit d'un contrat faustien - la prospérité en échange de l'obéissance politique -, il a fait ses preuves jusqu'à maintenant.

Le modèle chinois n'est pas seulement séduisant pour les nouvelles élites des villes côtières du pays, mais également pour le reste du monde. Les dictateurs africains, ou plutôt les dictateurs du monde entier, pour lesquels on déroule le tapis rouge à Pékin, l'adorent : parce que ce modèle n'est pas occidental et que les Chinois ne prêchent pas la démocratie aux autres. La Chine détient également des richesses phénoménales, dont une partie se retrouvera dans les poches des autocrates. En prouvant que l'autoritarisme peut avoir du succès, la Chine est un exemple pour les autocrates du monde entier, de Moscou à Dubaï, d'Islamabad à Khartoum.

L'attrait de la Chine se fait également sentir dans le monde occidental. Les hommes d'affaires, les géants des médias et les architectes s'y précipitent tous. Quel meilleur endroit où faire des affaires, construire des stades et des gratte-ciel, ou vendre les technologies de l'information et des réseaux de communication qu'un pays sans syndicat indépendant ou toute autre forme de protestation organisée, seuls capables de réguler les profits ? Dans le même temps, les préoccupations concernant les droits humains ou civiques sont présentées comme démodées ou comme l'expression arrogante de l'impérialisme occidental.

Il y a toutefois une mouche dans le pot à miel. Aucune économie ne continue à croître indéfiniment au même rythme. Des crises éclatent. Que se passera-t-il si le contrat implicite entre la classe moyenne chinoise et l'Etat à parti unique venait à se désagréger, en raison d'un ralentissement, voire d'un tassement économique ?

Cela est déjà arrivé. D'une certaine manière, la situation la plus proche du modèle chinois actuel est celle de l'Allemagne du XIXe siècle, fortement industrialisée, avec une classe moyenne cultivée, mais politiquement neutralisée, et caractérisée par une tendance nationaliste agressive. Le nationalisme est devenu fatal lorsque l'économie s'est effondrée, et que les troubles sociaux ont menacé l'ordre politique en place.

Le même phénomène pourrait se produire en Chine, où la fierté nationaliste n'hésite pas à s'exprimer sous forme de sentiments belliqueux envers le Japon, Taiwan et en définitive l'Occident. Le nationalisme chinois pourrait également se révéler fatal si l'économie venait à marquer le pas.

Mais ce scénario n'est dans l'intérêt de personne, et nous devons donc souhaiter le meilleur à la Chine en 2008, tout en pensant à tous les dissidents, démocrates et autres rebelles qui croupissent dans les camps de travail et les prisons. Nous devons espérer qu'ils vivront pour voir le jour où les Chinois seront, eux aussi, un peuple libre. C'est peut-être un rêve lointain, mais le rêve est précisément l'apanage du nouvel an.

Ian Buruma enseigne les droits de l'Homme au Bard College, à New York

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