jeudi 14 février 2008

OPINION - Pékin séduit les dictateurs - Ian Buruma

Courrier international, no. 902 - Spécial Chine, jeudi, 14 février 2008

Quoi de mieux qu'une croissance économique sans démocratie ? Mais le modèle a ses failles, prévient le chroniqueur Ian Buruma.

Abstraction faite de ses conséquences pour l'environnement, le modèle politico-économique de la Chine semble un succès, au point d'être considéré comme une solution séduisante pour remplacer le capitalisme libéral et démocratique. Et c'est réellement une alternative. Contrairement au dire de certains experts, le capitalisme chinois n'est pas le capitalisme européen du XIXe siècle. Même aux périodes les plus dures du capitalisme occidental, la société civile européenne et américaine se composait d'un vaste réseau d'organisations indépendantes de l'Etat.

En Chine, les citoyens ont certes retrouvé quantité de libertés individuelles depuis la fin du maoïsme, mais ils ne sont toujours pas libres d'organiser quoi que ce soit en dehors du contrôle du Parti communiste. En dépit de la faillite idéologique du communisme, la Chine n'a pas changé à cet égard. On décrit parfois le modèle chinois en faisant référence à la tradition. Mais une société où la quête d'argent par l'élite est mieux perçue que toute autre activité humaine est à l'opposé de toutes les formes de confucianisme qui ont pu exister dans le passé. Si quelque chose est remis en cause par la prospérité de la Chine, c'est l'idée que le capitalisme - et le développement d'une bourgeoisie aisée - conduirait obligatoirement à une démocratie libérale. Car c'est au contraire la classe moyenne, appâtée par les promesses de gains matériels toujours plus grands, qui souhaite le maintien du régime politique actuel.Si le modèle chinois séduit les nouvelles élites locales, il exerce également son attrait sur le reste du monde. Les dictateurs africains - à vrai dire, tous les dictateurs du monde - qui foulent les magnifiques tapis rouges déployés pour eux à Pékin ne jurent que par lui, car non seulement ce modèle n'est pas occidental, mais les Chinois n'exhortent pas les autres peuples à la démocratie. C'est aussi une énorme source d'argent, dont la plus grande partie finira dans les poches de tyrans. En démontrant que l'autoritarisme peut donner de bons résultats, la Chine est devenue un modèle pour des autocrates du monde entier, de Moscou à Dubaï, d'Islamabad à Khartoum.

L'Occident est lui aussi de plus en plus sensible à l'attrait de la Chine. Hommes d'affaires, magnats de la presse et architectes s'y pressent. Existe-t-il un meilleur endroit au monde pour faire des affaires, construire des stades et des tours ou vendre des technologies de l'information qu'un pays sans syndicats indépendants ni contestation organisée risquant de faire chuter les profits ? Un pays où la défense des droits de l'homme ou des droits civiques fait figure de concept dépassé ou d'expression arrogante de l'impérialisme occidental ?

Il y a toutefois une ombre au tableau. Aucune économie ne peut croître indéfiniment au même rythme. Des crises finissent toujours par éclater. Qu'adviendra-t-il si le marché passé entre la classe moyenne et le Parti se rompt à la suite d'une pause, ou d'un revers, dans la quête de richesse matérielle ? Cela s'est déjà produit. Le modèle le plus proche, en un sens, est l'Allemagne du XIXe siècle, avec sa puissance industrielle, sa classe moyenne cultivée mais politiquement neutre, et sa tendance à un nationalisme agressif. Ce nationalisme lui a été fatal quand l'économie s'est effondrée et que l'agitation sociale a menacé de troubler l'ordre public. Le même phénomène pourrait survenir en Chine. Comme personne n'y gagnerait, nous devons souhaiter que la Chine se porte bien en 2008, tout en ayant une pensée pour tous les dissidents, les démocrates et les esprits indépendants qui croupissent dans des camps de travail ou en prison. Espérons qu'ils vivront suffisamment longtemps pour voir le jour où le peuple chinois deviendra un peuple libre. C'est peut-être un rêve lointain, mais la nouvelle année n'est-elle pas celle de toutes les possibilités ?

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