Ian Buruma, auteur de «The China Lover», estime que les Tibétains ne seront libres que lorsque tous les Chinois le seront. Il ne s'agit donc pas d'un problème de nationalité mais de politique.
Le mois dernier, le «Soulèvement national tibétain», comme l'appelle la résistance tibétaine, a eu 50 ans. Cet anniversaire commémore l'insurrection des Tibétains de Lhasa, en 1959, contre la domination du parti communiste chinois. Le mouvement a été réprimé, le Dalaï Lama a trouvé refuge en Inde, et pendant plus de dix ans, les catastrophes se sont enchaînées: la campagne du Grand Bond en avant du président Mao a vu mourir de faim plus d'un million de Tibétains, voire davantage, temples et monastères ont été détruits, parfois de la main même de Gardes rouges tibétains durant la Révolution culturelle, enfin, un grand nombre de personnes ont été décimées au cours des massacres.
L'année 2009, jalonnée de commémorations (dont les 20 ans du massacre de la place Tiananmen), met les nerfs des autorités chinoises à rude épreuve, et c'est perceptible.
Je viens de passer le mois de mars à Chengdu, dans la province du Sichuan où vivent de nombreux Tibétains. La police, à l'affût du moindre signe de rébellion, arrêtait dans la rue jusqu'aux touristes étrangers, qui pourtant ignoraient tout de cet anniversaire. Le pittoresque quartier tibétain avait été bouclé. Il n'était pas simplement interdit d'y prendre des photos, on ne pouvait même pas y passer.
Quant à la presse chinoise, cet anniversaire lui a inspiré d'exubérants articles sur la joie que les Tibétains doivent à leur affranchissement de siècles de féodalisme et de servage. A en croire le China Daily, entre autres journaux, le Tibet d'avant la «Libération»"était l'enfer sur terre, et les Tibétains d'aujourd'hui sont heureux et reconnaissants d'être des citoyens de la République populaire de Chine.
C'est vrai de quelques-uns peut-être, pas du plus grand nombre. Cependant, si la propagande chinoise brosse un tableau trop noir du passé tibétain, les Occidentaux qui s'émeuvent en faveur de la cause tibétaine font souvent trop de sentimentalisme.
Le charme du Dalaï Lama et l'auréole de la sagesse spirituelle himalayenne contribuent à façonner l'image réductrice d'un peuple mystique, sage et pacifique, broyé par un empire brutal. Ce n'est pourtant pas pour rien si en 1950, nombre de Tibétains lettrés ont fait bon accueil aux communistes chinois. Le clergé bouddhiste était vu, non sans raison, comme borné et despotique. Le communisme chinois promettait de moderniser le pays.
Et c'est en effet à quoi le gouvernement chinois s'est appliqué au cours de ces dernières décennies. Lhasa n'était encore, il y a 30 ans, qu'une bourgade endormie et assez insalubre. Places monumentales, centres commerciaux et immeubles s'y déploient aujourd'hui, ainsi qu'une ligne ferroviaire à grande vitesse reliant la ville au reste de la Chine. Il est vrai que les Tibétains, peu représentés parmi les élus locaux, sont peut-être moins avantagés que les Chinois han, dont la présence comme soldats, commerçants et prostituées dans des villes comme Lhasa est devenue si envahissante que les gens craignent de voir la culture tibétaine s'éteindre, sauf à n'être qu'une attraction touristique officielle.
Il ne fait aucun doute qu'en termes d'installations électriques, de système éducatif, d'hôpitaux et autres équipements publics, les villes tibétaines sont aujourd'hui plus modernes qu'elles ne l'étaient. Quand il s'agit de légitimer l'absorption du Tibet par la grande Chine, c'est l'un des arguments que mettent en avant non seulement les autorités chinoises, mais également presque tous les Chinois.
L'argument n'est pas nouveau, historiquement. Les impérialistes occidentaux (et japonais bien sûr) l'ont utilisé au début du vingtième siècle, pour légitimer leurs «missions» de «civilisation» ou de «modernisation» des autochtones. Taiwan, sous domination japonaise, était effectivement plus moderne que d'autres régions chinoises. Et les Britanniques ont doté l'Inde d'une administration moderne, ainsi que d'un réseau ferré, d'universités et d'hôpitaux.
A l'exception d'une minorité de chauvins nostalgiques, la plupart des Européens et des Japonais ne sont plus aussi convaincus de la modernisation comme justification suffisante d'une politique de domination impérialiste. La modernisation devrait être effectuée par une nation autonome, et non pas imposée de l'extérieur. C'est aux Tibétains, autrement dit, qu'il revient de se moderniser.
Mais les Chinois ont en réserve un autre argument, à première vue plus fondé (et plus moderne). Ils sont fiers de la diversité ethnique de la Chine et ils ont raison de l'être. Pourquoi la nationalité devrait-elle être définie par des particularités linguistiques ou ethniques? Si les Tibétains obtiennent de se séparer de la Chine, pourquoi les Gallois ne se sépareraient-ils pas de la Grande Bretagne, les Basques de l'Espagne, les Kurdes de la Turquie, ou les Cachemiris de l'Inde?
A cette question, on pourrait être tenté de répondre: pourquoi pas? Mais le critère ethnique comme facteur déterminant de la nationalité recouvre des concepts vagues et dangereux, qui auraient tout simplement pour effet d'exclure toutes les minorités.
Les gens auraient-ils tort de soutenir la cause tibétaine? Ne faut-il y voir que de la sensiblerie? Pas nécessairement, mais il ne s'agit pas tant de culture tibétaine, ou de spiritualité, ou même d'indépendance, que de faire prévaloir un consensus politique.
Les Tibétains ne sont pas plus mal lotis que les autres citoyens de la République populaire de Chine. Les monuments historiques y sont partout terrassés par des bulldozers, au nom du développement. La culture est stérilisée, homogénéisée, privée d'indépendance et de spontanéité dans toutes les villes chinoises, pas simplement au Tibet. Aucun citoyen, qu'il soit chinois han, tibétain, ouïghour ou mongol, ne peut voter la destitution du parti unique.
Il ne s'agit donc pas fondamentalement d'un problème de nationalité ou de discrimination, mais d'un problème politique. L'Etat chinois prétend que les Tibétains sont heureux. Mais, sans liberté de la presse, ni droit de vote, il est difficile de le vérifier. Devant les épisodes de violence collective, suivis d'une répression non moins violente, on est conduit à penser que beaucoup ne le sont pas.
Sans réformes démocratiques, ce sera un cycle sans fin, car la violence est le seul recours des peuples privés de liberté d'expression. C'est le sort du Tibet, mais c'est aussi celui du reste de la Chine. Les Tibétains ne seront libres que lorsque tous les Chinois le seront. De ce point de vue, au-delà de tout autre, les Chinois dansent tous au même bal des pendus.
© Project Syndicate, 2009.
Traduction: Michelle Flamand
Ian Buruma enseigne les droits de l'Homme au Bard College, à New York
© 2009 Le Temps SA. Tous droits réservés.
PHOTO - Détail de la "Colonne de la honte" (Pillar of Shame), érigée à l'université de Hong Kong, en mémoire des victimes de la répression de Tiananmen. 15 avril 2009 / Getty Images
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