EMBARQUEMENT IMMÉDIAT Aéroports 6 - Hongkong
A l'image de l'Asie du XXIe siècle, l'aéroport de Chek Lap Kok, toujours sur le qui-vive, ne se repose jamais. Inauguré il y a neuf ans, juste après la rétrocession, il profite du formidable boom chinois
Le cauchemar de Kwok Tze-yin, c'est d'arriver le matin pour prendre son service et de voir un carrousel de bagages tournoyer, encombré de ses guirlandes de valises, et personne autour. « Je sais tout de suite ce que cela veut dire, dit-il, mi-contrarié mi-malicieux. Ça veut dire que les passagers sont bloqués à l'immigration ! Et là, je suis vraiment en colère. Je me mets à appeler dans tous les sens sur mon portable avant même d'arriver à mon bureau. »
Kwok Tze-yin est responsable des services de l'immigration à l'aéroport international de Hongkong. Pas tout à fait l'homme que vous imaginez. Kwok Tze-yin est extrêmement avenant, ouvert, et se paie même le luxe d'être drôle d'une façon très subtile, comme s'il ne le faisait pas exprès. Dans son petit bureau peuplé d'écrans et de dossiers, il vous accueille avec une jolie théière fumante et deux tasses, qu'il remplit dès la dernière gorgée avalée. Non pas qu'il passe la journée enfermé dans son bureau : il circule tellement dans les immenses espaces de l'aéroport de Chek Lap Kok qu'il a calculé que, avec 10 000 pas en une journée dans le terminal 1, il arrive à perdre un kilo.
Il suffit d'ailleurs de se promener avec lui dans la zone d'immigration du terminal 1 pour constater que M. Kwok est un homme de terrain : il gratifie tout le monde d'un petit salut familier, et tout le monde lui répond. M. Kwok aime son métier et il aime l'endroit où il le fait. Il lui arrive même de rêver d'un monde idéal, un monde divisé en lumières vertes et lumières rouges. Les vertes seraient réservées aux passagers qui n'ont pas besoin d'être contrôlés par les services de l'immigration, les rouges à ceux dont le passeport doit être visé. Un peu comme la douane dans les pays « civilisés ». Un monde fluide, sans goulots d'étranglement. Même dans un endroit comme Hongkong, où se croisent non seulement toutes sortes de nationalités et de statuts («travailleurs importés », « aides de maison »), mais aussi toutes sortes de Chinois à régime différent - ceux de la « Région administrative spéciale de Hongkong », ceux de Chine, ceux de Macao, ceux de Taïwan, ceux « d'outremer »... - c'est possible, il en est convaincu : les compagnies aériennes ont déjà toutes ces données lorsqu'elles enregistrent les passagers. En attendant ce jour béni, Kwok Tze-yin a un défi quotidien à relever : que 92 % des quelque 100 000 personnes qui passent devant ses agents chaque jour le fassent en moins de quinze minutes. Si la queue qui serpente le long des barrières aménagées devant les guichets de l'immigration dépasse six rangs de profondeur, cela veut dire qu'il leur faudra plus de quinze minutes pour passer - adieu, défi. Alors, dès qu'il voit la file s'épaissir au-delà de six rangées, M. Kwok sonne le rappel et fait rappliquer les agents disponibles. Il appelle cela « la technique du déploiement flexible ».
On se prend à rêver de déploiement tout court, flexible ou non, aux petits matins blêmes de l'arrivée à Roissy après treize heures d'avion, mais l'humiliation ne s'arrêtera pas là : déjà, M. Kwok vous entraîne vers une autre de ses merveilles, le « e-channel », borne électronique réservée pour l'instant à certaines catégories de résidents de Hongkong. Elle se franchit sans file d'attente ni agent de l'immigration. Le monde fluide de Kwok Tze-yin n'est donc pas une utopie.
Il n'est pas encore une réalité non plus, admet Howard Eng, le directeur de l'aéroport. La durée du passage au contrôle des passeports reste un point faible de cet aéroport spectaculaire et fonctionnel, d'une beauté lumineuse, oeuvre de Sir Norman Foster, inauguré il y a à peine neuf ans. Il le sait, les passagers se sont plaints. On y travaille : « Un plan, en quatre ans, d'amélioration du passage de l'immigration a été élaboré. » Car l'aéroport international de Hongkong (HKIA, dans le jargon aéroportuaire) ne se repose jamais. A l'image de l'Asie du XXIe siècle : toujours sur le qui-vive, sans cesse à l'affût de la compétition, inexorablement attiré par la croissance.
Les choses n'avaient pas été prévues comme cela. Lorsque, en 1990, la décision est prise de construire un nouvel aéroport pour la colonie britannique, le message est politique. Un an après le massacre de la place Tiananmen, il faut rassurer, montrer que l'on a confiance dans l'avenir économique de cet îlot de prospérité capitaliste, qui doit être replacé sous souveraineté chinoise en 1997. Le projet est ambitieux : le coût des travaux, qui incluent l'extension artificielle de l'île de Lantau et la construction de plusieurs ponts pour la relier à d'autres îles de Hongkong, est estimé à près de 40 milliards d'euros. L'aéroport doit être inauguré en 1997, année de la rétrocession. Il ne le sera qu'en 1998, après de laborieuses négociations avec Pékin, qui refusait d'hériter des dettes. Le déménagement se fait en une nuit. Situé en pleine ville, l'ancien aéroport, Kai Tak, respectait un couvre-feu à 1 heure du matin. « Le dernier vol parti, on a déménagé tout l'équipement qui ne pouvait pas l'être à l'avance, essentiellement des véhicules, se souvient Howard Eng. A 6 h 30 le matin, le premier vol, en provenance d'Amérique du Nord, s'est posé à Chek Lap Kok. »
Ceux qui ont connu les charmes de l'atterrissage ou du décollage entre les immeubles, si près, jurent-ils, que du hublot on pouvait détailler le linge qui séchait aux fenêtres, le menu du dîner du soir mijotant dans les cuisines ou l'émission regardée en famille, sont inconsolables. Hôtesse de l'air depuis douze ans à Cathay Pacific, la compagnie dont Hongkong est le hub, Jenny - qui restera anonyme car elle parle sans le feu vert de sa direction - a encore des bouffées de tendresse pour cet aéroport si central qu'il lui permettait d'être chez elle en dix minutes. « Pour les pilotes, cet atterrissage était un peu une prouesse et pour le reste de l'équipage, c'était très excitant. Ça plus les typhons, il fallait recruter de très bons pilotes, à l'époque ! »
Le frisson a disparu, mais quel luxe ! Le nouvel aéroport n'est que lumière, espace, modernité. Pas un bruit de moteur. Même Jenny le reconnaît : c'est grand, pratique, on peut y faire des tas de choses, aller à la banque, vérifier son e-mail.
Entre-temps, l'hôtesse a eu d'autres émotions. La crise financière asiatique, qui a vu les dragons économiques de la région plonger au moment où l'ex-colonie britannique redevenait chinoise. Les attentats du 11-Septembre. Et surtout, en 2003, le SRAS, le syndrome respiratoire qui a frappé Hongkong de plein fouet.
« Notre pire crise, juge, avec le recul, Tony Tyler, PDG de Cathay Pacific. A cette époque, dans une journée normale, nous transportions 35 000 à 40 000 personnes. Avec le SRAS, ce chiffre est tombé à 5 000. Sur certains vols, il y avait plus de membres d'équipage que de passagers. » Pour éviter de licencier - « On s'est dit : on sera plus forts si on traverse ça ensemble » - la compagnie demande des volontaires pour un congé sans solde; 99 % des employés acceptent de prendre quatre semaines. Finalement, le personnel est rappelé au bout de trois semaines... et les affaires reprennent si bien qu'à la fin de l'année, les trois semaines seront payées.
Le docteur Rose Ong ne risque pas d'oublier. Volubile et élégante, Rose Ong est le médecin chef de Cathay Pacific. Le SRAS, elle a adoré : « Dans une compagnie aérienne, l'équipe médicale n'a pas si souvent l'occasion d'être au coeur de l'action ! » Elle en a retenu des leçons qu'elle applique dans les exercices de préparation à la prochaine crise, grippe aviaire ou autre calamité insoupçonnée : l'importance, entre autres, d'une coopération étroite avec l'aéroport, le gouvernement, l'Organisation mondiale de la santé, et aussi les autorités sanitaires chinoises - « ça se passe bien, mais la communication pourrait être un peu plus rapide... nous avons une frontière tellement ouverte et poreuse ! ».
Aujourd'hui, il reste du SRAS une vigilance accrue pour tout ce qui est contagieux et, dans l'aéroport de Hongkong, au niveau des arrivées, juste avant l'immigration, un guichet avec un petit panneau : Temperature Check (vérification de la température). Un dispositif électronique géré par deux agents en gants blancs déclenche une alerte au passage de tout voyageur dont la température dépasse 38°.
Mais l'heure n'est pas à l'inquiétude. Elle est à la fascination pour ce monde auquel Hongkong, non sans appréhension, a été rattachée il y a dix ans, et qui, économiquement, est aujourd'hui comme une nouvelle source de vie : la Chine. En anglais ici, on ne dit pas « China », mais « the mainland » - la Chine continentale, en quelque sorte, puisque Hongkong est aussi la Chine. Kai Tak, le vieil aéroport, n'avait qu'une piste, ce qui autorisait 36 mouvements par heure; le nouveau en a deux, grâce auxquelles 56 avions décollent ou atterrissent par heure. « Vous vous imaginez, aujourd'hui, si on n'avait qu'une piste ? », s'alarme Howard Eng derrière ses lunettes de directeur, comme s'il parlait de l'époque où l'on s'éclairait à la bougie. « Rétrospectivement, c'était une sacrément bonne décision, cet aéroport ! » C'est que, depuis, la Chine a basculé dans la croissance.
Le ciel chinois se libéralise progressivement. Et l'aéroport de Hongkong, conçu pour être... l'aéroport de Hongkong, est devenu, avec ceux de Pékin, Shanghaï et Guangzhou, l'un des quatre hubs d'entrée en Chine (1,3 milliard d'habitants). « A l'époque, personne n'imaginait ce que seraient le rythme et l'envergure de la croissance chinoise, poursuit M. Eng. Nous avons construit cet aéroport avec un objectif de 45 millions de passagers par an. On se prépare à en gérer 55 dans cinq ans. »
Cathay Pacific a racheté la compagnie chinoise Dragonair, grâce à laquelle elle dessert à présent 21 destinations en Chine, avec 417 vols hebdomadaires. Au total, HKIA dessert déjà 40 villes de Chine. « La moitié des destinations affichées sur les panneaux de départs, je n'en ai jamais entendu parler », observe, incrédule, une touriste française en transit entre Paris et Sydney, Nathalie Giner. Un autre sigle qui ne dirait rien aux Français, PRD, a ici valeur de sésame dans les milieux d'affaires. PRD désigne le Pearl River Delta, le Delta de la Rivière des Perles. Autour de ce delta, outre Hongkong, il y a quelques « petites » villes, Shenzen, Guangzhou (ex-Canton), Zhuhai, Macao, soit plus de 50 millions d'habitants. Décrétée zone économique spéciale dès le début de la réforme économique chinoise de 1979, la région est devenue l'arrière-cour industrielle de Hongkong, qui profite formidablement, aujourd'hui, de son dynamisme.
HKIA surveille de très près la concurrence de ces jeunes aéroports du delta. Son objectif : conserver son avance en fret et en passagers et ratisser le plus largement possible au-delà de Hongkong. Le hub est donc aérien, mais aussi maritime et terrestre. A proximité des deux terminaux de passagers, un service de ferries rapides relie l'île de Lantau à cinq ports du delta. Dans deux de ces ports, les voyageurs peuvent enregistrer leurs bagages directement, avant de monter sur le ferry. Le Terminal 2 abrite une véritable gare routière, d'où des autocars partent pour 75 villes de Chine. Shenzen, par exemple, est à 45 minutes d'autocar de l'aéroport de Hongkong.
Des centaines de millions de Chinois, fraîchement promus au rang de classes moyennes, sont prêts à embarquer, alors que l'on parle déjà de congestion de l'espace aérien du delta. Flairant le marché, Andy Fung, Chinois de Hongkong émigré au Canada puis revenu, a obtenu de Pékin le droit de distribuer son magazine, Airport Magazine, en anglais et en chinois, dans les principaux aéroports de Chine. Le siège est à Hongkong pour la publicité, la rédaction et la fabrication se font à Shenzen, beaucoup moins chère. Au-delà de l'objectif commercial, il s'attribue une mission « civilisatrice » : « On essaie, dit-il, d'habituer les Chinois à se comporter mieux à l'étranger, à ne pas cracher, à ne pas crier au téléphone... On s'est dit que les gens qui voyagent, ceux qui fréquentent les aéroports, pourraient avoir une influence positive. »
Cathay Pacific recrute des équipages chinois, encourage ses employés à apprendre le mandarin. A bord, Jenny, qui est coréenne, découvre une nouvelle race de passagers. « C'est un peu difficile parfois, ils n'ont pas encore l'habitude », dit-elle. Non, ce ne sont pas de gros buveurs. « Ce sont de gros mangeurs, qui réclament un second plateau repas. On leur donne du pain ! Mais, bon, là ils commencent juste à voyager, ça va s'arranger. » Il faut l'espérer : l'aviation civile chinoise prévoit un marché d'1,4 milliard de passagers par an en 2020. Et Jenny ne sera même pas à la retraite.
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