MALOVIC Dorian
Un léger brouillard aux lourds effluves de piment rouge vous enveloppe dès la sortie de l'aéroport international de Chengdu. Rien à voir avec l'air saturé d'humidité et de gaz carbonique de Hong Kong ! L'oxygène d'une autre Chine. Mais ici, aux confins sud-ouest de l'empire, contrairement à la très tolérante Hong Kong, les formalités d'immigration exigent un passeport estampillé d'un visa en règle. Plus sourcilleuse que jamais à quelques semaines des Jeux olympiques de Pékin, la police des frontières ne plaisante pas, examine attentivement vos papiers, vérifie que la photo correspond à votre visage... et le tampon claque : « Entrée autorisée. » On respire. La République populaire de Chine a ouvert ses frontières depuis vingt ans et la riche province du Sichuan, grenier à riz du pays, a appliqué les consignes du gouvernement central avec zèle. On ne peut toutefois s'empêcher de frémir à l'idée de se voir refuser l'entrée dans cette « Chine continentale » qui deviendrait, à la seconde même, une « Chine communiste » !
Aujourd'hui la Chine vous laisse entrer. Une fois passé le couloir de la douane, un ciel souvent gris vous accueille mais d'immenses statues de pandas géants au large sourire, déjà médaillés olympiques, vous saluent. Espèce animale unique découverte en 1869 par le prêtre français Armand David, lazariste et naturaliste né à Espelette au Pays basque, le « Xiongmao » (panda géant) incarne à lui seul la singularité de la province du Sichuan. Son image imprimée sur le capot du moteur des taxis vert et jaune de Chengdu apporterait « force et protection », selon la légende véhiculée par les chauffeurs. Les autorités de Cheng du avaient même lancé l'idée, il y a deux ans, de rebaptiser leur capitale « Panda City »... devenue depuis un surnom touristique.
Elles auraient aussi bien pu la renommer « Piment City », non seulement parce que les bébés sichuanais « naissent dans un piment » mais surtout, et peut-être en conséquence, parce qu'ils sont dotés d'un caractère bien trempé, prompts à la repartie et à la rébellion. « Le ciel est haut, l'empereur est loin !, a-t-on coutume de dire à Chengdu », rappelle Ma Wen, vieux professeur d'histoire à l'Université du Sichuan qui a traversé toutes les sanglantes secousses politiques de l'ère maoïste. « Nous chérissons notre quiétude et notre mode de vie paisible à Chengdu, explique-t-il dans sa salle de classe vidée de ses étudiants à cette heure tardive, mais nous savons devenir enragés ou contestataires si des ordres venus d'en haut menacent cette paix. Nous sommes une province rurale qui conserve encore son esprit paysan, bien les pieds sur terre. »
Ainsi un soir, au fond d'un taxi, alors qu'une tempête s'abat sur la ville aux larges avenues très bien éclairées et bordées d'imposants centres commerciaux, le chauffeur à la mine plutôt timide laisse éclater une colère en apparence longtemps contenue : « Je hais le parti communiste chinois et tous ces cadres corrompus ! Avec l'augmentation du prix du porc et du riz, j'ai de plus en plus de mal à faire vivre ma famille. Tous des corrompus ! Et le peuple souffre ! Ça m'a fait du bien de vous dire cela. Merci. » Et d'offrir gracieusement la course... Une telle générosité de la part d'un chauffeur de taxi, plutôt rarissime, illustre pourtant deux choses : la colère gronde et elle peut éclater de façon violente si le gâteau économique n'est pas mieux partagé.
Pragmatiques et énergiques, les neuf millions d'habitants de Cheng du s'enorgueillissent de leur cité moderne desservie par un aéroport « international » où on atterrit de toute l'Asie et, depuis un peu plus d'un an, en vol direct d'Europe avec KLM-Air France en provenance d'Amsterdam. Dans les entrailles fragiles de la ville irriguée par la rivière Jin se creusent les tunnels du futur métro qui se faufilera sous une des rares statues gigantesques de l'ancien président Mao encore visibles en Chine : sur la place du Peuple, au coeur de la ville, d'où démarre l'avenue... du Peuple ! Les McDonald's, Kentucky Fried Chicken et autres fast-foods locaux bien chinois font figure de dinosaures au regard des dernières installations étrangères présentes ici : les glaces Häagen Dazs, les cafés expresso italien Illy, les crèmes glacées Ben and Jerry... sans parler du dernier restaurant français de luxe qui vient d'ouvrir sur l'avenue du Peuple ou des bars très huppés réservés à l'élite, carte de membre VIP indispensable !
Même sans disposer de la richesse nécessaire pour s'offrir le « meilleur » de ces lieux chics, « il fait très bon vivre à Chengdu », assure Kwun Bai, journaliste de 40 ans originaire d'une province nordique de Mandchourie. « Dans ma province du Liaoning, il fait trop froid et la nourriture n'est pas excellente », admet-il. « À Canton, où j'ai travaillé cinq ans, la gastronomie me convenait, mais le climat étouffant et humide m'écrasait tous les étés. Ici, à Chengdu, j'ai trouvé le bon climat, des plats uniques. Je n'ai plus envie de partir. »
Sa petite amie de Chengdu, âgée de 23 ans, journaliste comme lui, a d'autres rêves : « Oui, mais moi je n'ai plus qu'une idée en tête : partir à l'étranger, en Europe ou aux États-Unis... Je vis bien à Chengdu, j'ai un bon salaire, mes parents m'ont acheté un petit studio, mais j'ai envie de voir le monde. » Depuis les troubles au Tibet qui ont aussi touché le Sichuan, cette envie ne quitte plus les pensées de la jeune femme : « Nous avons de la chance au Sichuan, car on nous laisse normalement plus de liberté que dans d'autres provinces, mais avec les problèmes au Tibet je sens que le gouvernement veut nous maintenir dans l'ignorance et nous manipuler. On ne sait rien de ce qui s'est passé, voilà ce qui me met en colère ! »
Même si le Tibet n'est pas loin, l'« empereur » reste toujours hors de portée. De telles déclarations publiques, comme celle du chauffeur de taxi, ne seraient pas aussi sincèrement évoquées ailleurs en Chine. Même enclavé dans cette plaine très fertile, le Sichuan ne s'est jamais refermé sur lui-même. Le consulat de France (la seule représentation occidentale avec l'américaine et l'allemande aujourd'hui) a célébré cette année ses 100 ans : « Ce lien ancien avec le Sichuan favorise très largement les implantations de sociétés françaises à Chengdu », se félicite le consul général de France, Jacques Dumasy.
Les aventuriers occidentaux y sont bien accueillis et se sentent en harmonie avec le mode de vie local : plus de 3 000 bars et karaokés et plus de 4 000 maisons de thé où des joueurs invétérés se distribuent les cartes ou les dominos du mah-jong..., ici rien ne justifie de sacrifier sa vie au travail et à l'argent. « La ville la plus cool de Chine » tient à préserver son intimité et sa chaleureuse réputation. Une chose est certaine : si on peut tout faire aujourd'hui en Chine, c'est toujours plus facile à Chengdu la rebelle.
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