samedi 17 mai 2008

Dalian, la cosmopolite, est tournée vers le large - Dorian Malovic

La Croix, no. 38055 - Monde, samedi, 17 mai 2008

La plus grande ville portuaire de Mandchourie frôle les 15 % de croissance mais ne ressemble à aucune autre cité chinoise, marquée depuis un siècle par les influences russe, japonaise et coréenne.
Le printemps est bien là mais sous ces latitudes mandchouriennes, le vent reste mordant.

Désertées par les passants à la tombée de la nuit, les larges avenues s'enfoncent dans une pénombre presque hivernale. Volatilisée, la foule s'est tout simplement engouffrée dans le Victory Plaza, la plus vaste galerie marchande souterraine d'Asie. Les escaliers mécaniques s'enfoncent dans les entrailles de cette ville portuaire prise dans les glaces en hiver et où la jeunesse se retrouve pour son passe-temps favori : le shopping. Les trois niveaux de galeries marchandes offrent à ces mordus du lèche-vitrines plus de 3 000 boutiques.

Gadgets, maquillage, ongles peints ou sculptés, coiffeurs sont pris d'assaut par des groupes de jeunes filles, lycéennes ou étudiantes vêtues et coiffées à la dernière mode... de Tokyo. Plus loin, l'espace « gothique » propose tee-shirts noirs, rangers, spécialistes du piercing, blousons cloutés. À l'opposé, les plus romantiques se précipitent sur les rayons du petit chat japonais Hello Kitty au rose et blanc dominant. Dans ces minuscules échoppes de luxe d'à peine 10 m2 s'agitent au moins trois ou quatre vendeuses. Le service fera la différence avec la concurrence. Mais n'allez pas croire que ces milliers d'acheteurs se font une petite sortie dans une sorte de « marché aux puces » bon marché. Pas du tout. Dalian se targue d'être une des villes chinoises les plus modernes du pays, au pouvoir d'achat digne d'une capitale européenne à laquelle l'architecture ressemble étrangement. Une des plus cosmopolites également : tous les panneaux d'orientation sont écrits en chinois, japonais, russe, coréen et anglais... Mais l'identité profonde de Dalian a du mal à s'affirmer. « Vous trouvez la plus mauvaise nourriture de toute la Chine », assure un jeune employé de bureau venu de la lointaine province du Sichuan à la gastronomie réputée. « Il n'existe pas de plat typique ici mais vous découvrirez l'ensemble des cuisines de Chine. Tout vient d'ailleurs », ajoute-t-il un peu navré.

Dalian n'aurait donc pratiquement rien de chinois sinon ses habitants. « Lorsqu'on y débarque, témoigne un professeur de l'Alliance française locale, on se sent complètement dépaysé car on n'y trouve pas ce qu'on imagine de la Chine. » Occupée successivement par les Japonais (1895) et les Russes (1898) avant d'être à nouveau envahie par les Japonais en 1931, Dalian offre une architecture métissée où se mêlent de vastes quartiers résidentiels aux magnifiques villas de style européen ou d'imposantes bâtisses officielles néoclassiques d'inspiration russe. La ligne de tramway traversant la ville de part en part vient apporter la dernière touche d'Europe centrale qui lui manquait pour finir de désorienter le voyageur.

Les sirènes d'un cargo japonais en partance pour le port chinois de Yantaï dans la province du Shandong vous rappellent que la ville industrielle et son port rivalisent avec Shanghaï et Hong Kong. Ouvert sur le monde asiatique depuis sa création il y a une centaine d'années, ce confetti de six millions d'habitants posé au bout de la péninsule du Liaoning reste fermement amarré à ses voisins coréens et nippons. Plus d'une vingtaine de vols partent quotidiennement pour Tokyo, Nagoya, Osaka ou Fukuoka et autant vers Séoul et Busan. Plus de 25 000 Japonais et presque autant de Coréens habitent et travaillent à Dalian.

« Je me suis lancé dans les affaires il y a vingt ans, raconte Hui Wang, la quarantaine, juste après avoir terminé mes études à l'université. J'ai ouvert un petit restaurant chinois familial mais je me suis très vite rendu compte que le vrai business devait s'adresser aux clients japonais, plus haut de gamme et plus cher ! » Il est parti faire un stage d'un mois dans un bar à sushis de Nagasaki, il a formé ses serveuses à la politesse du pays du Soleil levant... « Avec les Japonais, il faut que tout soit impeccable et propre sinon ils ne reviennent plus. » Méticuleux, presque maniaque, il a aujourd'hui trois restaurants luxueux où il fait livrer les meilleures viandes et les meilleurs poissons du Japon. La haine farouche que peuvent nourrir les Chinois à l'égard de l'envahisseur japonais responsable de sanglants massacres au siècle dernier n'en demeure pas moins latente.

Si les affaires juteuses entre les deux pays autorisent une certaine tolérance, cela ne peut effacer le passé. « Rien à voir avec les relations entre Français et Allemands, assène une jeune étudiante, Zhu Mei, les Japonais n'ont jamais demandé pardon aux Chinois ! » Demi-vérité entretenue par les autorités politiques chinoises toujours promptes à rallumer la fibre nationaliste contre les Japonais si la situation politique l'exige. Pratique qui a très bien fonctionné durant les troubles à Lhassa et les polémiques de la flamme olympique à Paris. Mais cette fois, la cible n'était plus le Japon mais la France, coupable d'avoir « humilié » le peuple chinois. « Pourquoi n'aimez-vous pas le gouvernement chinois ? », interroge un jeune étudiant qui veut devenir journaliste sportif. Difficile de lui répondre : « Pour les mêmes raisons que vous, car il vous raconte les mêmes mensonges qu'à nous. » Cette contradiction apparaît pourtant de plus en plus dans l'esprit de nombreux jeunes. Mais aucun d'entre eux n'aura encore le courage d'affirmer en face de ses camarades qu'il s'oppose aux manipulations du régime à Pékin. Là se situe la vraie frontière entre la pensée intime et son expression publique. En tête-à-tête, la confidence s'exprimera mais le poids de la « pensée unique » gouvernementale prendra le dessus en public. La poignée de Français de Dalian ne s'est pas fait lyncher dans la rue, en dépit des slogans officiels très « révolution culturelle », mais on leur a conseillé de garder « profil bas ».

« Tout peut basculer très vite en Chine, il faut attendre que l'orage passe », remarque un vieil expert occidental, professeur dans plusieurs universités du pays avant d'atterrir à Dalian. « La ville a cette particularité étonnante d'être très proche du pouvoir politique pékinois. Tremplin pour plusieurs anciens maires devenus ministres à Pékin. D'où cette ambiance singulière de Dalian où tout doit être impeccable, la gestion économique comme la propreté des rues. Dalian est un laboratoire qui veut devenir un modèle. » Pourtant derrière ses façades de béton et de verre d'institutions financières et de banques internationales se cachent tous les trafics entre les mains de plusieurs mafias, chinoise, coréenne et japonaise.

Derrière la longue avenue du Peuple où se concentrent les prestigieux hôtels Furama et Shangri La, collés aux Banques Citic, d'Asie de l'Est ou du Commerce qui pourraient vous rappeler le quartier des finances de New York, vit un autre monde moins glorieux. Ruelles crasseuses, bouges sombres aux portes défoncées, boîtes de nuit et karaokés décatis ouverts aux marins russes et désargentés. Les bicoques en briques et au toit fragile abritent des familles pauvres, gardiens de parking à vélo, éboueurs, chômeurs... Un petit dispensaire de quartier presque désert vous invite à ne pas tomber malade. Des ombres emmitouflées rasent les murs. L'arrière-cour sombre de la Chine.

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