vendredi 9 mai 2008

INTERVIEW - «Pékin est face à un nouveau défi» - Robert Barnett

Libération, no. 8400 - Monde, vendredi, 9 mai 2008, p. 3
Robert Barnett est l'un des spécialistes américains du Tibet les mieux informés. Il a dirigé l'organisme de recherche indépendant Tibetan information network (TIN), aujourd'hui dissous. Il revient sur la dernière crise et ce qu'elle révèle de l'état du pays. Robert Barnett est professeur d'études tibétaines à l'Université Columbia de New York.

Dans quel contexte ont eu lieu les manifestations en mars au Tibet ?

En fait, il faut remonter à 1994, quand les tensions ont resurgi avec la décision des autorités chinoises d'imposer de fortes restrictions dans les domaines culturel et religieux. Elles ont proscrit le culte du dalaï-lama et, sur le plan économique, ont augmenté les investissements dans les villes tibétaines, ce qui a incité un grand nombre de migrants chinois à s'y installer. En 2005, les attaques verbales contre le dalaï-lama dans la presse et dans les monastères se sont multipliées. C'est dans ce climat délétère que les moines des grands monastères de Lhassa ont décidé de manifester le 10 mars dernier, à l'occasion du 49e anniversaire du soulèvement antichinois de 1959 (qui avait conduit à la fuite du dalaï-lama en Inde).

Les manifestations ont-elles été organisées ?

Elles ont peut-être été coordonnées avec les Tibétains exilés en Inde, qui avaient eux aussi organisé une marche ce jour-là. Sans doute inspirés par les tactiques des bonzes birmans en septembre, environ 400 moines ont défilé paisiblement de leur monastère jusque dans la ville, en grand nombre afin de rendre d'éventuelles arrestations impossibles. Ils demandaient la libération de plusieurs moines emprisonnés et l'assouplissement des restrictions religieuses en vigueur. Ils pensaient qu'en raison des Jeux olympiques, la police n'oserait sans doute pas ouvrir le feu. Le face-à-face a duré plusieurs jours et, le 14 mars, la police a affronté un petit groupe de moines. La population s'est alors jointe aux lamas pour les défendre et les émeutes ont commencé.

Les moines savaient-ils que la population les soutiendrait ?

Oui, c'est ce qui s'est toujours passé. Mais ces émeutes du 14 mars sont devenues réellement dangereuses lorsque la police a fui la ville pendant plusieurs heures, laissant les émeutiers en faire à leur tête, s'en prenant aux Chinois. Ce genre de tension extrême ne peut qu'éclater face à une politique délibérée tendant à bouleverser l'équilibre démographique sans que les autochtones soient consultés.

Ce sont des Tibétains qui tuaient des Chinois ?

Oui. Les scènes diffusées à la télévision n'ont pas montré de meurtres, mais on a vu (des Tibétains) se déchaîner très violemment. C'est ce que confirment des témoignages de touristes, qui ont par ailleurs aussi entendu des coups de feu de la police lorsque celle-ci est intervenue. Les autorités chinoises disent que 19 personnes ont été tuées, dont 12 dans des incendies. Les Tibétains en exil estiment qu'environ 80 personnes ont été tuées par la police dans les 24 heures qui ont suivi, mais ce ne sont peut-être que des rumeurs car aucune source indépendante n'a pu confirmer.

Que s'est-il passé dans les semaines qui ont suivi ?

Entre le 10 mars et le 5 avril, j'ai répertorié au moins 96 manifestations de Tibétains, la majorité durant les quatre jours qui ont suivi les émeutes. La plupart ont eu lieu en dehors du Tibet proprement dit, dans des régions peuplées de Tibétains, au Qinghai et au Sichuan. Les manifestants, surtout des ruraux, appelaient au retour du dalaï-lama, et certains agitaient des drapeaux tibétains, symbole de l'indépendance. C'est un défi nouveau pour le parti communiste chinois car la plupart des manifestants ne sont plus seulement des citadins, comme ce fut le cas lors des manifestations de 1987 et 1989, mais des nomades et des paysans - ceux-là mêmes qui sont censés avoir bénéficié le plus du communisme.

Le Tibet est interdit aux journalistes, mais sait-on ce qui s'y passe maintenant ?

La police chinoise ne cesse d'effectuer des raids. Elle arrête des moines par centaines, des artistes, des intellectuels et des enseignants tibétains.

Les Tibétains ont combattu les armes à la main de 1956 à 1973. La lutte armée peut-elle reprendre ?

Si la stratégie des Chinois consiste à attendre la mort du dalaï-lama pour en quelque sorte «résoudre la question tibétaine», il y a un risque de voir la violence resurgir lors de sa disparition.

En répétant que le Tibet lui appartient, la Chine ne cherche-t-elle pas à occulter l'ambiguïté de cette question ?

Pékin préfère que les dirigeants occidentaux discutent de savoir s'ils vont ou non aller aux Jeux olympiques plutôt que d'aborder la question légitime du statut du Tibet. D'un côté, la Chine affirme que le Tibet est, depuis le XIIIe siècle, une partie intégrante de la Chine, or cela n'a été vrai que pendant quelques mois en 1910, lorsque Pékin a tenté pour la première fois de faire du Tibet une province chinoise et a lancé une invasion militaire, qui a échoué. De l'autre, les exilés tibétains simplifient un peu les choses quand ils disent que le Tibet était indépendant. Pour leur part, les historiens disent que le Tibet a été depuis le XIIIe siècle une sorte de protectorat, ou de colonie des souverains mongols et mandchous qui administraient la Chine. Le dalaï-lama, lui, réclame une autonomie réelle (depuis 1988), et non pas l'indépendance.

Parleriez-vous de «génocide culturel» pour décrire la politique chinoise au Tibet ?

Non, car ce mot implique une action délibérée. Les Chinois croient véritablement qu'ils aident les Tibétains «arriérés» à devenir «modernes». Ironiquement d'ailleurs, les Occidentaux qui ont envahi la Chine au XIXe siècle pensaient la même chose des Chinois.

Philippe Grangrereau; Recueilli par PHILIPPE GRANGEREAU (à Washington)

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