Dans un article publié en 1910 et relatant ce souvenir, le chroniqueur Albert Herrenschmidt, pour Le Petit Havre, raconte ce qui se produisit lors de l'arrivée au Havre de ce mandarin, tandis que l'attendaient les personnalités locales : « Il était en train de manier ses petits bâtons, d'ingurgiter quelque pâté de nid d'hirondelle. Le repas se poursuivit sans hâte sous les yeux intrigués des notables qui demeuraient alignés sur le quai, leur discours de bienvenue refoulé au fond de la gorge. » Plus tard, après les essais des canons, les journalistes qui observaient Li Hung-tchang, lequel avait l'air de s'ennuyer ferme, l'entendirent déclarer : « Les Krupp sont meilleur marché. » La concurrence l'emporta. Et Albert Herrenschmidt de conclure : « On avait brûlé ce jour-là pas mal de poudre pour les moineaux. »
Si, à cette époque, ils n'ont pas acheté d'armes pour eux-mêmes, les Chinois, plus tard, ont cependant participé à l'effort de guerre français : durant 1914-1918, la région du Havre accueillera un contingent de deux cents travailleurs, arrivés par bateau à Marseille, transitant par Paris, et acheminés jusqu'au Havre. Ils sont employés à l'usine Schneider, mais vivent entre eux et conservent leurs traditions. Le 10 octobre 1916, Le Journal du Havre rend compte de leur fête nationale qui s'est déroulée la veille et l'article se termine ainsi : « Aujourd'hui, les Chinois se sont remis à l'ouvrage avec coeur en travailleurs exacts et fiers de leur oeuvre qui contribue, ils le savent, à la libération du monde. »
Aussi, les Havrais sont-ils depuis longtemps habitués à la présence chez eux des « fils du ciel », comme les appelait un certain abbé Maurice qui, plutôt raciste, les présentait, en 1929, comme ayant « l'amour du lucre au fond de leurs yeux bridés ! » Aujourd'hui, mis à part les clandestins dont l'existence est peu repérable, ils se fondent davantage dans la population, étudient (on compte 300 étudiants chinois à l'université du Havre), gagnent leur vie comme n'importe quel autochtone. Ils ont souvent su obtenir la confiance de leurs interlocuteurs havrais. Jean-Louis Le Yondre, patron de l'entreprise française Tramar spécialisée dans la prise en charge de conteneurs à l'import et à l'export, familier depuis longtemps des échanges avec la Chine, a même décidé d'embaucher une jeune Chinoise, qui était en stage à Tramar, à un poste clé : « J'ai découvert les qualités de cette jeune femme au cours d'un voyage à Shanghaï, d'où elle est originaire. Brillante, intelligente, elle a totalement intégré notre mentalité et la défense de nos intérêts. »
Wang Xiaoying - tel est son nom - est âgée d'à peine 29 ans. Ingénieur cadre chez Tramar, dans l'entreprise depuis un peu plus de deux ans, elle est chargée de la logistique informatique. Elle a aussi, bien sûr, l'avantage de connaître la Chine « de l'intérieur », ce qui se révèle très utile lors des échanges avec ce pays, d'autant que Tramar a réalisé il y a peu un groupement d'intérêt économique (joint venture) avec le groupe logistique chinois Brillance. Mariée avec un Français originaire de Thaïlande, parfaitement intégrée dans la société havraise, elle apprécie de travailler et vivre ici : « Les Français sont plus flexibles, s'angoissent moins, sont moins sous pression que nous. En Chine, l'ambition de la réussite prime sur tout. Ici, les gens sont plus naturels. Ils savent parler d'autre chose que du cours de la Bourse. Il me semble qu'ils sont plus heureux. »
Épanouie dans cette entreprise qu'elle qualifie de familiale, Wang Xiaoying n'envisage pas un retour au pays. Ses amis sont le plus souvent français, beaucoup étaient sur les mêmes bancs de l'Institut supérieur d'étude logistique (Isel) du Havre qu'elle fut la première étudiante d'origine chinoise à intégrer. Du rêve de jeune fille qu'elle nourrissait à propos de la France - le « romantic country » par excellence - elle est passée à la réalité. Aujourd'hui, elle ne regrette pas les cours du soir qu'elle suivait en Chine pour apprendre le français, ni les innombrables démarches administratives pour sortir de son pays.
Ji Xu, 27 ans, lui aussi, aurait pu se retrouver dans une entreprise française. Mais il l'affirme, « c'est parce qu'il y avait une opportunité que je suis là ». Employé à la China Shipping Agency, une compagnie de transport maritime dont le siège occupe un étage d'un des rares immeubles anciens au centre du Havre, il vient, avec son épouse chinoise qu'il a rencontrée à la Sorbonne et qui l'avait précédé au Havre, d'acquérir un quatre-pièces au centre de la ville : « Nous sommes bien ici, même si, parfois, les vieux Havrais se méfient un peu de nous. Avec les jeunes en revanche, il n'y a aucun problème. Nous avons autant d'amis chinois que français. »
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