Lorsque les étudiants dressent une statue de la démocratie sur la place Tiananmen en 1989, ils touchent le coeur même du problème de la Chine: le Parti communiste chinois (PCC) refuse des élections libres parce qu'il craint de perdre le pouvoir et les pays occidentaux renvoient aux Chinois l'image d'un paradis de libertés. Toutes les violations des droits de la personne, tous les sentiments de frustration de la population découlent de cette privation de démocratie et de cette image idyllique de l'Occident.
L'emprise du PCC s'appuie principalement sur la confiscation de trois libertés fondamentales de la démocratie: liberté de presse, d'association et d'expression. Or la presse chinoise est entièrement contrôlée par le parti. Ceux qui siègent aux comités de rédaction des médias sont tous membres du parti et reçoivent chaque mois une liste des sujets à traiter et des directives sur le vocabulaire à utiliser. Pire, les journaux doivent jusqu'à la dernière minute laisser libre le tiers de leurs pages au cas où les plus hautes instances leur enverraient des textes.
Le parti interdit la liberté d'association, ce qui constitue un moyen commode pour empêcher la formation d'une opposition. Toute association étudiante, syndicale, patronale ou autre qui ne fait pas partie des structures du parti est illégale. Pour sauver les apparences, le parti autorise l'existence de quelques petits partis qui lui sont complètement inféodés. Les regroupement religieux sont ainsi sous haute surveillance mais demeurent tolérés tant qu'ils ne formulent pas de revendications politiques qui s'opposent à celles du parti.
Enfin, la liberté d'expression est limitée. Non qu'il soit impossible de critiquer le gouvernement et le parti, mais ces critiques ne doivent jamais se faire en public, c'est-à-dire dans des salles de cours, des assemblées, etc. Depuis quelques années, le parti encourage cependant les citoyens à dénoncer les abus de pouvoir des fonctionnaires et les tribunes téléphoniques abordent des problèmes sociaux très variés.
Cette absence d'opposition et ce contrôle de l'opinion publique ont tous deux favorisé la montée d'une corruption qui ne cesse d'empirer depuis 1949, au point de paralyser l'action du gouvernement dans plusieurs domaines. La réponse occidentale à ce problème consiste à séparer les principaux pouvoirs de l'État pour qu'ils se surveillent entre eux et à tenir des élections libres. C'est ce que les leaders des manifestions de Tiananmen demandaient, bien que la population songeât plutôt à se débarrasser du PCC afin, croyait-elle, de jouir des mêmes richesses qu'en Occident.
Mais cette solution implique pour le parti la perte de son monopole du pouvoir. Pour assainir la société tout en conservant le pouvoir, la solution avancée par les dirigeants chinois depuis Tiananmen est mixte: introduire un minimum de démocratie aux échelons les plus bas du gouvernement, dans les villages et dans les villes, et renforcer le rôle de chien de garde du parti dans tous les organes décisionnels. Mais les dirigeants communistes contournent souvent les résultats des élections qui leur sont défavorables en changeant par exemple les mandats des élus. Quant au renforcement de la surveillance par le parti, elle augmente en réalité les possibilités de corruption puisqu'elle donne davantage de pouvoirs à ses membres.
L'état d'esprit de la population a néanmoins beaucoup changé depuis 1989. Bien que le PCC soit toujours aussi peu aimé, les difficultés économiques provoquées en Russie par la chute de l'URSS et la relative prospérité économique de la Chine depuis dix ans incitent plusieurs personnes à penser que le monopole du parti est un mal nécessaire. De plus, le gouvernement chinois a encouragé une meilleure connaissance des États-Unis, dont il dénonce depuis quelques années les problèmes raciaux, la violence et les inégalités sociales. Le travail de propagande du gouvernement chinois commence à porter fruits, l'actualité aidant.
Le parti redoutait en effet le dixième anniversaire des événements de la place Tiananmen. Aussi l'attaque militaire de l'OTAN contre l'ambassade chinoise en Yougoslavie ne pouvait-elle mieux tomber puisqu'elle détournait l'attention de la population et du monde de cet anniversaire. Mieux, l'image internationale de la Chine s'est retournée: de bourreau des droits de la personne, elle est devenue une victime innocente de l'Occident. En Chine, l'attaque a cependant aggravé le danger d'une montée au pouvoir des militaires et des conservateurs.
Cette menace n'est pas nouvelle. Après le massacre de Tiananmen, le gouvernement avait été investi par une faction conservatrice qui menaçait de réimposer au pays une planification économique à grande échelle et voulait se distancer de l'Occident pour se rapprocher du reste du monde et de la Russie en particulier. Les problèmes économiques de l'époque, le mécontentement général de la population et l'effondrement de l'URSS ont fait naître, au début des années 90, une nouvelle coalition centriste, groupée autour de Jiang Zemin. Les nouveaux dirigeants ont alors repris la politique d'ouverture de la Chine en amorçant cependant une recentralisation des pouvoirs qui a mécontenté les gouvernements de plusieurs provinces ainsi que les militaires.
Depuis la mort de Deng Xiaoping en 1997, cette coalition continue de gouverner la Chine suivant des lignes de conduite plus ou moins semblables, mais avec deux nouvelles priorités: la réforme des entreprises d'État et la lutte contre la corruption. Zhu Rongji, l'actuel premier ministre, a lancé une vaste réforme des entreprises d'État qui vise moins à les privatiser qu'à regrouper les plus rentables dans d'immenses conglomérats d'États, à l'exemple de Singapour. La restructuration des entreprises d'État impliquait des mises à la retraite prématurée, des renvois et des faillites. La main-d'oeuvre dégagée devait en théorie être absorbée par le dynamisme des entreprises privées et éventuellement par l'expansion des entreprises d'État régénérées.
Mais la crise économique asiatique a bouleversé tous les calculs: les exportations chinoises ont chuté et les investisseurs étrangers ont commencé à trouver plus attrayants les autres marchés asiatiques. Résultat: le chômage a augmenté, le niveau de vie de la population a baissé et la déflation s'est installée.
Malgré la multiplication des programmes gouvernementaux de développement et de modernisation des infrastructures des zones intérieures, afin de soutenir la demande et de relancer les exportations, l'économie chinoise reste précaire et le mécontentement de la population augmente. La Chine se trouve donc encore une fois face à un choix bien connu: ou bien l'Occident continue à supporter le gouvernement actuel, et le pays poursuit cahin-caha son développement, ou bien le marché international lui impose des conditions de plus en plus difficiles, et le régime risque de se durcir.
Tassé, Loïc L'auteur, chercheur associé à la Chaire d'études stratégiques Téléglobe-Raoul-Dandurand et au CEPES, était étudiant à Pékin lors des événements de 1989.
© 1999 Le Devoir. Tous droits réservés.
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