lundi 31 décembre 2007

L'héritage pragmatique de Deng Xiaoping - Loïc Tassé

Le Devoir - Idées, jeudi, 20 février 1997, p. A7

La vie de Deng Xiaoping résume à elle seule toute l'histoire de la Chine communiste. Elle illustre l'opposition profonde entre deux grandes conceptions de la politique chinoise, entre ce que l'on pourrait appeler, en simplifiant, la Chine conservatrice et la Chine pragmatique, la Chine d'un parti autoritaire, voire parfois totalitaire, et celle d'un gouvernement efficace et réaliste.

Deng sera au début un conservateur. Né en 1904 dans un village reculé de la province du Sichuan, Deng part étudier en France entre 1920 et 1926 et y rencontre la faune des communistes en herbe, en particulier Zhou Enlai qui le protégera toute sa carrière. De retour en Chine après un bref séjour à Moscou, il dirige des régions contrôlées par les communistes, participe à la Longue Marche, devient commissaire politique dans l'armée où il s'illustre dans les guerres contre les Japonais et Chiang Kai-shek. Après 1949, il gouverne le Sichuan, est rappelé par Mao à Pékin en 1954 et devient secrétaire général du Parti en 1956.

Jusque-là, Deng reste très fidèle à Mao et donc aux conservateurs, sans contester les grands dogmes. Cependant, après le Grand Bond en avant, vaste délire qui fixe des objectifs de productions mégalomanes et aboutit à des famines ravageuses, ses idées commencent à changer. Mao, tenu en partie responsable de cette catastrophe sera écarté du pouvoir. Les pragmatiques reprennent les commandes. En 1962, Deng, de moins en moins enclin à sacrifier aux modes économiques et politiques, déclare que «peu importe qu'un chat soit blanc ou qu'il soit noir pourvu qu'il attrape des souris». La déclaration qui l'étiquette comme pragmatique va marquer le reste de sa carrière. Durant la Révolution culturelle, nom du coup d'État fomenté par Mao pour reprendre le pouvoir, elle sert de prétexte pour évincer Deng et l'envoyer en rééducation à la campagne. Les conditions de vie auxquelles il est astreint, le voisinage de la misère, des vexations, des iniquités, de l'arbitraire des dirigeants incompétents, le confirment dans son rejet des idéologies à la mode.

Mais à nouveau les politiques de Mao amènent la Chine au bord du gouffre. Le pays a besoin de dirigeants compétents et pragmatiques. Grâce à Zhou Enlai, Deng revient aux affaires en 1973 et il bataille sans merci contre les conservateurs. En 1978, après des années de lutte, sa politique pragmatique est instaurée dans le domaine agricole. On redonne aux agriculteurs le droit de faire des profits sur le marché libre. Un essor agricole survient et entraîne dans son sillon les industries légères rurales. Mais il en faut davantage pour redynamiser l'économie. Deng entreprend d'ouvrir la Chine aux capitaux extérieurs, en particulier ceux de la richissime diaspora chinoise, dans quatre régions délimitées avec soin, les zones économiques spéciales. Ces zones servent aussi de petits laboratoires capitalistes et l'expérience est si concluante qu'elle est étendue une première fois en 1984 à 14 villes, puis à nouveau en 1992 à presque toutes les villes chinoises.

Le bilan économique de Deng est particulièrement positif. La Chine est devenue le premier producteur mondial d'acier, de télévisions, de ciment, de charbon, de coton. Elle est passée en quinze ans du 27e au 11e rang des pays exportateurs, son taux de croissance moyen a été de 9,7 % en 1996, mais les zones côtières, où sont concentrées la moitié de la population et la majorité des industries, connaissent des taux beaucoup plus élevés.

L'héritage politique de Deng est cependant moins reluisant et il semble que son pragmatisme y soit moins audacieux qu'en économie. Son principal échec est de ne pas avoir réussi à séparer les responsabilités entre le Parti et le gouvernement, ce qui a accentué les problèmes de corruption, de népotisme, de mauvaise gestion et de privilèges des apparatchiks. Ces problèmes sont en partie responsables des révoltes de 1989 et leur solution divise de nouveau le PCC en deux grandes lignes politiques. Suivant la première, celle des pragmatiques, la Chine devrait prendre davantage exemple sur les pays occidentaux et rendre le gouvernement plus étanche aux influences du Parti, tandis que selon la seconde, celles des conservateurs, une propagande plus active, plus de discipline de Parti à tous les échelons, et donc une plus forte surveillance de la population, constituent le meilleur remède à ces problèmes. C'est cette dernière ligne qui domine en ce moment. S'agit-il de simples concessions tactiques des pragmatiques aux conservateurs pour mieux assurer leur succession?. Ce ne serait pas la première fois.

Il est douteux que Deng Xiaoping ait eu une influence directe pendant ses toutes dernières années; une direction collégiale se réclamant de lui se maintient probablement au pouvoir grâce à sa légitimité. Quand à sa succession, même si pour le moment Jiang Zemin, le président de la Chine, semble le mieux placé, elle demeure aussi difficile à prédire que celle du prochain pape. Si le passé est garant de l'avenir, il faudra sans doute attendre quelques années pour savoir qui sortira gagnant de la lutte à la succession. L'héritage de Deng sera évalué à l'aulne de cette lutte entre le pragmatisme et le conservatisme. Si le pragmatisme déborde la sphère strictement économique et s'installe dans les sphères administratives et politiques, alors l'ère de Deng en aura constitué le fondement; sinon, il est à craindre que le pragmatisme ne recule à nouveau et que la Chine s'enlise dans de nouvelles idéologies, et alors le règne de Deng n'aura été qu'une simple parenthèse.

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