lundi 26 mai 2008

LITTÉRATURE - La Chine à rire et à pleurer

Le Temps, no. 3177 - Samedi culturel, samedi, 24 mai 2008
Le livre s'intitule tout simplement Brothers. Xiongdi, en chinois. «Frères» en français, mais aussi fratrie, les «petits frères» et les «grands frères», et finalement tous ceux que l'on appelle ainsi autour de soi parce qu'on les connaît bien. C'est donc l'histoire d'une communauté; celle de deux frères réunis par les hasards de l'amour que se portent leurs parents...

...mais aussi celle de leur entourage du bourg - imaginaire - de Liu et, par extension, de presque toute une génération de Chinois que Yu Hua, né en 1960 à Hangzhou dans le Zhejiang, en plein centre de la Chine, déroule chapitre après chapitre, sur près de 700 pages. L'écrivain est l'une des grandes plumes de la Chine contemporaine, aux côtés d'un Mo Yan. Zhang Yimou a porté l'un de ses romans, Vivre! (Livre de Poche, coll. Babel, 1994), à l'écran. Et Brothers, vendu en Chine en deux volumes en 2005 et 2006, a connu un succès notable; il s'est écoulé à près d'un million d'exemplaires.

C'est un roman-fleuve parce qu'il tisse des dizaines de vies et s'étend des années 1960 à nos jours. C'est un roman-choc aussi parce qu'il décrit un basculement inimaginable pour les Occidentaux: celui d'une extrême pauvreté matérielle et d'une violence sociale ancrées dans un carcan idéologique et messianique dicté par le président Mao durant la «Grande Révolution culturelle prolétarienne» vers l'explosion, tout aussi violente et folle d'un capitalisme complètement déchaîné. Yu Hua, dans sa postface, juge que «seul un Occidental qui aurait vécu quatre cents ans aurait pu vivre deux époques aussi dissemblables, quand il n'aura fallu aux Chinois que quarante ans» pour passer de l'une à l'autre. Brothers ressasse les directives de Mao - «clémence pour qui avoue, sévérité pour les récalcitrants» - et cite Fibusi, Forbes en chinois, tout aussi bien. C'est enfin un roman aux allures picaresques et comiques. Il est doté d'un personnage principal haut en couleur. Li Guangtou est à la fois grossier, paillard, pugnace, débordant, imaginatif et généreux. Gamin des rues et orphelin, il deviendra un richissime homme d'affaires, réalisant à force d'ingéniosité et de ténacité des rêves de plus en plus fous: des fameuses «nouilles aux trois saveurs» dont il parvient à se goberger tant et plus, adolescent, en monnayant habilement ses histoires de fesses, jusqu'au voyage touristique interstellaire qu'il enrage de n'être pas le premier civil à pouvoir se payer, en passant par le dépucelage frénétique de vierges soi-disant authentiques...

Li Guangtou, malgré son sobriquet ridicule «Li la Boule à Zéro», fera dans son ascension la fortune de certains de ses «frères», en perdra d'autres en route; à commencer par Song Gang, son portrait inversé, son frère adoptif, homme romantique, délicat et nul en affaires, mais plus précieux que tous à ses yeux: «Song Gang est mon frère, et même si le Ciel est culbuté et la Terre chavirée [l'expression est tirée d'un poème de Mao], il restera mon frère. Putain, dis encore un mot contre lui, et je...»

Cette fratrie littéraire est peuplée de personnages pittoresques à la fois durs et attachants. Yu l'Arracheur de dents, Tong le Forgeron, Guan les Ciseaux, Zhang le Tailleur, Wang les Esquimaux, Liu l'Ecrivain et Zhao le Poète. Tous entourent, entravent ou aident Li Guangtou. Ils sortent des «masses» - sous-entendu «populaires» - qui forment le «bon» peuple. Yu Hua fait des «masses» du bourg de Liu un personnage à part entière, un choeur sur le modèle antique: foule cruelle, âpre au gain, en quête de divertissement, facilement trompée et vite fascinée, qui commente, assiste et précipite parfois le destin des personnages.

Au milieu de tous ces «frères», et entre les deux principaux, Yu Hua respecte la tradition et place une femme, la sublime Lin Hong, beauté romantique mais capable aussi de féroces passions charnelles, dont les choix amoureux vont faire avancer l'action, provoquer des drames et révéler enfin l'absurdité de toutes choses dans le monde sans repères qui s'impose peu à peu.

Un grand sinologue avait l'habitude de dire à ses étudiants, sous forme de boutade: «En Chine tout est vrai, et son contraire aussi.» La remarque vaut aussi pour le roman de Yu Hua où la torture et le luxe, le lucre et la pudibonderie, la générosité et l'âpreté, le drame et la farce ne cessent de s'entrechoquer. C'est vrai aussi de son style qui, traversé en permanence de jurons - «putain» le dispute à «salopard» comme mot le plus fréquent du roman -, déploie en même temps de constantes références littéraires aux romans et à la tradition chinoise classique. Avec habileté et une malice jubilatoire, Yu Hua détourne les citations de Mao, les slogans des grandes campagnes de propagande. A cet égard, la traduction d'Angel Pino et d'Isabelle Rabut est une réussite remarquable. Le texte français rend à plein la bonhomie canaille du texte tout en restituant avec précision et avec une feinte facilité, due à l'érudition évidente des deux traducteurs, tout un contexte chinois authentique. Brothers installe le lecteur au coeur du bourg de Liu et lui donne à voir une fresque prenante, épique; un spectacle à rire et à pleurer aux dimensions et à la complexité de son sujet: la Chine contemporaine.

Encadré(s) :

«Mon écriture est simple, c'est devenu mon style»

Frédéric Koller

Yu Hua était, en septembre dernier, l'invité de la Fureur de Lire, nous l'avions rencontré dans ce cadre, avant la sortie de Brothers en français.

Samedi Culturel: Dans vos livres, vous parlez surtout du petit peuple, pourquoi?

Yu Hua: Je viens d'un village pauvre du Zhejiang. Je suis donc né au milieu de la pauvreté, même si mon père était médecin. Il est donc naturel qu'aujourd'hui je raconte la vie de ces gens.

Comment êtes-vous devenu écrivain?

J'ai grandi durant la Révolution culturelle. Je n'ai pas été à l'université car je n'ai pas passé ma dernière année de lycée. Je n'étudiais pas bien. Ensuite, au début des années 1980, les Chinois n'avaient pas le choix de leur travail. J'ai d'abord été assigné comme dentiste à 18 ans. Je détestais cela. Je travaillais dur et gagnais peu. J'ai fini, à 23 ans, par accéder à un poste dans un centre culturel. Il y avait beaucoup de formalités à passer et notamment démontrer qu'on était capable d'écrire. Je n'y avais pas songé auparavant. Je l'ai d'abord fait pour changer de métier. Au début je connaissais peu de caractères (environ 4000). Mais c'est ce qui a fait ma force. Mon écriture est simple, c'est devenu mon style, et c'est pourquoi les lecteurs m'apprécient. Aujourd'hui je connais 10000 caractères. Mais j'ai gardé cette simplicité. C'est ma marque. Au centre culturel, la vie était très agréable. Je gagnais toujours peu, mais on travaillait beaucoup moins. Puis en 1988, j'ai pu étudier deux ans et demi à l'Institut de littérature Lu Xun de Pékin avec Mo Yan et Xu Xing. C'est comme cela que je suis devenu écrivain.

Vous avez écrit sur le trafic de sang, la corruption, «Brothers» est également très critique. N'avez-vous jamais eu de problèmes avec la censure?

Non seulement mes livres ne sont pas interdits mais ils sont utilisés dans le cadre scolaire. Je m'attendais à être critiqué avec Brothers. Mais rien. Je ne sais pas pourquoi. C'est le signe que la Chine progresse, qu'elle ne cesse de s'ouvrir.

Pourquoi, alors que la Chine s'enrichit, demeurer dans la critique sociale?

Il y a beaucoup de riches en Chine aujourd'hui. Mais il y a encore beaucoup plus de pauvres! C'est un pays très inégalitaire. Le fossé est de plus en plus grand.

La pauvreté a pourtant diminué. Oui. Mais auparavant nous étions tous pauvres donc nous n'avions pas l'impression de l'être. Depuis qu'une partie de la population s'enrichit, le reste réalise qu'elle est pauvre. C'est de cela que parle Brothers. Et des relations entre générations. La Révolution culturelle est comparable à votre Moyen Age. Aujourd'hui Shanghai, Pékin sont des villes développées. Cela s'est fait en quarante ans, alors qu'il a fallu quatre siècles à l'Europe. Mais les campagnes chinoises, elles, sont toujours à l'état de Moyen Age. La situation actuelle m'inquiète. Le développement de la Chine détruit l'environnement et produit des inégalités criantes. Prochainement, je pense écrire sur l'environnement.

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