vendredi 9 mai 2008

LITTÉRATURE - Yu Hua, l'écrivain qui sert " la Chine toute crue " - Nils C. Ahl

Le Monde - Monde des livres, vendredi, 9 mai 2008, p. LIV10
Près d'un million d'exemplaires vendus en Chine : Brothers, dont paraît la traduction française, est un phénomène d'édition et de société. L'auteur, Yu Hua, explique au Monde pourquoi son " roman chinois typique ", qui raconte comment, " en quarante ans, nous sommes passés d'une période de répression totalitaire à une période de défoulement anarchique ", a connu un tel accueil : " Ce qui a choqué, c'est que j'ai servi la vie sans apprêt, la Chine toute crue. "

Quand on lui demande s'il se considère comme un intellectuel, il éclate de rire. De manière générale, Yu Hua rit beaucoup, mais cette question-là semble amuser tout particulièrement le plus célèbre des écrivains chinois contemporains. " Tout au plus, je suis un bon ouvrier du roman, mais certainement pas un intellectuel ", lâche-t-il malicieusement. Il nous regarde du coin de l'oeil, en attendant que l'on finisse de nous traduire : " Pour tout dire, cela l'amuse et le repose ", le gronde presque Isabelle Rabut, qui est également son éditrice. " Quand il tombe par hasard sur un journaliste qui parle le mandarin, il trouve que c'est très fatigant de donner des interviews. "

En 2003, Yu Hua passe sept mois aux Etats-Unis, enchaînant les conférences, sans parler un mot d'anglais. " Je n'avais pas prévu de rester aussi longtemps, mais j'étais avec ma femme et mon fils, et ils avaient envie de voir le pays. " Les universités américaines en profitent : depuis Vivre ! (adapté au cinéma par Zhang Yimou, Grand Prix du jury au Festival de Cannes en 1994) et Le Vendeur de sang (1996), elles croient en l'existence d'un Hemingway chinois, ancien dentiste né en 1960 dans le Zhejiang. Son économie de moyens stylistiques, ses phrases courtes, son sens du récit, la violence distanciée de sa narration sont autant de preuves irréfutables. " Le dernier mois de mon séjour, je suis allé à la bibliothèque de Berkeley consulter des documents sur la révolution culturelle pour remettre un peu d'ordre dans mes souvenirs d'enfance, rétablir la chronologie des événements. " En rentrant à Pékin, il abandonne un précédent projet de roman et commence à écrire Brothers.

" Je n'avais jamais explicitement écrit un roman sur la révolution culturelle. J'ai souvent tourné autour, je m'en suis servi en arrière-plan, mais je ne considérais pas cette période comme un personnage ou un sujet en soi. Avec Brothers, j'ai compris qu'il y avait un sens à confronter la révolution culturelle à l'époque contemporaine - des moments historiques parfaitement contradictoires et pourtant indissolublement liés. En quarante ans, nous sommes passés d'une période de répression totalitaire à une période de défoulement anarchique. La violence du défoulement de ces dernières années s'explique par celle de la répression passée. "

Les deux parties de son roman ne prennent leur sens que l'une par rapport à l'autre. Avec pédagogie, il reprend des scènes, il en convoque d'autres en écho, il détaille les procédés, les comparaisons, les variations, les métaphores. Nous l'arrêtons : comment se fait-il que son roman ait été publié en deux tomes en Chine plutôt qu'un seul, comme en France ou aux Etats-Unis ? Il rit encore : nous devrions l'avoir compris tout seul. " Mon éditeur voulait de la copie, le plus vite possible. Il pensait que deux best-sellers valaient mieux qu'un. Je ne peux pas dire qu'il ait eu tort. C'est pour cette raison qu'il a fait deux livres, en 2005, puis en 2006. J'aurais préféré que l'ensemble paraisse en un seul volume, comme ici. "

La seconde partie a été écrite plus rapidement que la première, mais sans rupture. Au moment où son éditeur publie le premier tome de Brothers, il est en pleine rédaction de la seconde partie, et avance avec une facilité qui le surprend presque - comme si l'anarchie lui allait mieux que la répression. Consciencieux, il s'est interrompu pour écrire une quatrième de couverture qui explique que les deux livres n'en sont qu'un.

LETTRÉS VÉNAUX ET CRAINTIFS

Rapidement, les ventes s'envolent et flirtent avec le million d'exemplaires. Dans un pays où le piratage littéraire est monnaie courante, le phénomène est saisissant. " Les lecteurs ont vraiment aimé le premier volume. Lorsque les écrivains parlent du passé, ils ne prennent pas beaucoup de risques en Chine. En revanche, décrire la société actuelle est plus périlleux. "

De nombreux lecteurs refusent en effet de se reconnaître dans les personnages de la seconde partie. On prétend que tout est exagéré, que la trame est vulgaire et racoleuse, et que le style est d'une complaisante grossièreté. " Je n'ai fait que décrire ce que les gens font tous les jours. "

Dès la parution complète de Brothers, des sociologues et des historiens lui donnent raison. Mais beaucoup ne lui pardonnent pas deux personnages secondaires, Zhao le poète et Liu l'écrivain, deux lettrés de province vénaux et craintifs. " Ils attaquent la société contemporaine, qu'ils jugent trop individualiste et matérialiste. Mais si vous leur donnez 1 000 yuans, ils font votre éloge sur trois colonnes. Ils dénoncent l'argent, mais ils ne rêvent que de cela. En Chine, les éditeurs achètent les critiques, c'est ainsi. "

Chez lui, la grossièreté confine au poème - et ce n'est pas d'hier. Dès ses premiers romans, la vie jure comme un charretier. Pourtant, on feint de le découvrir. On dit que Brothers n'est pas un roman chinois, mais qu'il est hollywoodien et trash. " Cela n'a pas de sens. Brothers est un roman chinois typique parce qu'il n'est pas formel. On mélange des bouts de réalité en espérant que cela ressemble à quelque chose, comme quand on fait la cuisine. Ce qui a choqué, c'est que j'ai servi la vie sans apprêt, la Chine toute crue. "

Il n'y a eu aucune réaction officielle, la censure est devenue subtile, et Yu Hua avoue ne jamais y avoir été vraiment confronté. " Je n'irais pas jusqu'à dire qu'elle n'existe pas. " Il a un petit sourire, évacue la question.

Depuis deux ans, malgré les voyages, il continue à écrire. Il travaille à trois projets de romans, sans choisir. " Quand je serai arrivé à la moitié de l'un d'entre eux, je laisserai les autres de côté. Mon inspiration change à chaque livre. Parfois, je réfléchis beaucoup, parfois, moins. Je ne sais pas très bien pourquoi. Ce que je sais, c'est qu'un sujet vaut le coup quand il résiste à deux ou trois ans de travail. "

Brothers est un livre important par son ambition et sa radicalité, Yu Hua le sait. Au moins pour lui. Les livres réinventent parfois les écrivains. " Ce roman-là a fait naître un nouveau Yu Hua. Il y a dix ans, je n'aurais pas osé être aussi libre et aussi sincère. Il m'a fallu beaucoup d'audace pour écrire ce livre. J'ai arrêté d'avoir peur de la manière dont on me lirait. Je n'ai plus cherché à plaire ni à savoir comment bien écrire. Je n'osais pas choquer avant ce livre. Je le faisais malgré moi, parfois. Avec Brothers, on peut croire que j'ai fait exprès de choquer. En vérité, j'ai seulement trouvé un peu de courage pour écrire sans me poser de questions. "

Nils C. Ahl

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