samedi 10 mai 2008

SPÉCIAL TIBET - La parole aux Tibétains

Courrier international, no. 909 - En couverture, jeudi, 3 avril 2008, p. 42
Quand un journal proche de Pékin appelle au dialogue - Tandis que la répression se poursuit au Tibet, un magazine hongkongais critique la rigidité du chef du Parti au Tibet et donne la parole aux partisans de la reprise du dialogue avec le dalaï-lama. Pékin recadre la presse occidentale - Alors que la couverture des événements au Tibet est soumise à la censure, le gouvernement chinois accuse les médias étrangers de déformer la réalité. En finir avec la marginalisation culturelle et économique - La volonté affichée par Pékin de promouvoir le développement local a eu pour conséquence d'exacerber les inégalités. Il est encore temps de corriger le tir, estime un économiste. Pourquoi Pékin s'est trompé de date - Pour le tibétologue anglais Robert Barnett de l'université Columbia, les troubles montrent que la communauté tibétaine s'est soudée politiquement. Pas d'avenir sans respect des minorités - Si la Chine souhaite conserver son unité, il est essentiel qu'elle prenne en compte les spécificités locales. Un point de vue étonnant sous la plume d'un éditorialiste chinois. Les Ouïgours descendent dans la rue. Les Mongols à distance - Un intellectuel de la république de Mongolie dresse un parallèle prudent des situations des peuples tibétain et mongol face à la Chine. Le dalaï-lama dans la ligne de mire - Pour les autorités chinoises, il ne fait aucun doute que les émeutes de Lhassa ont été fomentées de l'extérieur par le chef spirituel des Tibétains et ses amis. Comme une lettre à la poste - La défense de leur langue est une priorité pour les Tibétains. L'un d'entre eux propose d'en imposer l'usage à l'administration chinoise, notamment dans le libellé des adresses. Un acte symbolique, mais fort. Un irrépressible sentiment de colère - A force de réprimer et d'humilier la population locale, les autorités chinoises n'ont réussi qu'à unir les Tibétains. Constat sévère de l'écrivaine tibétaine Woeser.



Pékin recadre la presse occidentale - Geoffrey A. Fowler The Wall Street Journal (New York)

Le gouvernement chinois interdit à une grande partie de la population l'accès aux émissions de CNN. Pourtant, les reportages diffusés sur cette chaîne sont ceux dont on parle le plus en ce moment en Chine. Le 21 mars, le patron pékinois d'une société Internet du nom de Rao Jin a fondé le site pour démontrer l'inexactitude des reportages étrangers sur les événements du Tibet, où des manifestations contre le contrôle des autorités chinoises ont tourné à l'émeute à Lhassa et où la violence a ensuite gagné les régions voisines. "La plupart des reportages sur le soulèvement des Tibétains sont tendancieux ou exagérés", explique-t-il en désignant la chaîne câblée d'information du groupe Time Warner et The Washington Post.

Beaucoup de Chinois ne voient aucune contradiction à dénoncer les inexactitudes des médias occidentaux alors même que Pékin exerce une censure sur toutes les nouvelles qui proviennent du Tibet. Cette attitude témoigne de la profonde animosité que leur inspirent les réactions occidentales à l'égard de ce qu'ils considèrent comme une question de politique intérieure. Ces derniers jours, les Tibétains ont continué à contester le pouvoir chinois. Selon les médias officiels, un policier a été tué et plusieurs autres blessés lors de manifestations à Garze, une zone à forte majorité tibétaine, dans la province du Sichuan. La police a tiré en l'air pour disperser la foule, a pour sa part expliqué l'agence Chine nouvelle.

Les Chinois se méfient des ingérences étrangères

D'après les sources du Centre tibétain pour les droits de l'homme et la démocratie, dont le siège est en Inde, les manifestants se sont heurtés aux forces de l'ordre, qui ont tiré sur la foule, tuant un moine et en laissant un autre dans un état critique. Interrogée sur cette manifestation, la police de Garze s'est refusée à tout commentaire. Selon le gouvernement chinois, 22 personnes ont trouvé la mort dans les émeutes de Lhassa, alors que, pour le gouvernement tibétain en exil, le nombre des victimes avoisine les 140.

Dans les écoles chinoises, on enseigne que le Tibet fait partie de la Chine depuis des siècles et que la nomination du dalaï-lama a toujours été soumise à l'approbation de Pékin. Cette version de l'Histoire tend à accréditer l'idée que la Chine est un pays constitué de 56 groupes ethniques vivant en harmonie - la majorité han, qui représente 92 % de la population, et 55 minorités, dont les Tibétains. Par ailleurs, comme le soulignent certains spécialistes, la colonisation d'une partie de la Chine par des puissances étrangères aux XIXe et XXe siècles a rendu les gens méfiants à l'égard des ingérences étrangères dans les affaires chinoises. Certes, tous les Chinois ne prennent pas parti pour le gouvernement. Le 22 mars, plus d'une vingtaine d'intellectuels chinois ont signé une pétition en douze points sur la manière de faire face à la situation au Tibet. Il s'agissait notamment de mettre un terme à la "campagne de propagande tendancieuse" menée par les médias officiels, d'autoriser les médias étrangers à se rendre au Tibet et de négocier directement avec le dalaï-lama. Ces dernières semaines, il a été extrêmement difficile de se procurer des informations sur le Tibet : les médias officiels ont peu couvert le sujet et les journalistes étrangers ont été expulsés.

Les émissions de chaînes étrangères, qui, d'ordinaire, ne sont autorisées que dans des hôtels triés sur le volet et dans des périmètres particuliers, sont interrompues lorsqu'elles concernent les événements au Tibet. De nombreux sites Internet présentant des nouvelles, des séquences vidéo ou des commentaires sur la situation ont été bloqués. Ainsi, YouTube, propriété de Google, est resté inaccessible pendant toute la semaine qui a suivi les premières manifestations ; l'accès a été rétabli le 23 mars, mais en partie seulement. Dans le climat de confusion actuel, la Toile sert d'instrument de propagande pour orienter l'opinion chinoise.

Certains Chinois l'utilisent notamment pour dénoncer l'inexactitude des reportages occidentaux sur la situation au Tibet. Selon eux, les médias étrangers, qui écrivent souvent sur la censure de la presse chinoise, doivent reconnaître leur propre tendance à déformer les faits.

Le site de Rao Jin (anti-cnn.com) a reçu la visite de plus de 100 000 internautes. Ce jeune entrepreneur de 23 ans, qui dirige une entreprise de services sur Internet, a eu l'idée de créer ce site en discutant avec des amis établis à l'étranger, qui estimaient que les reportages sur le Tibet étaient orientés ou exagérés. Une dizaine de cas ont déjà été relevés dans la presse occidentale, parmi lesquels une photo de l'Agence France-Presse présentée sur le site de CNN, qui a été recadrée de façon à montrer un fourgon de police mais pas les manifestants lançant des pierres sur le véhicule. Un présentateur de CNN a également parlé à plusieurs reprises du Tibet comme d'un "pays". Une porte-parole de la chaîne américaine a expliqué que la photo en question avait dû être recadrée pour des raisons techniques. "Il était impossible de faire entrer sur le même plan la voiture emboutie sur la gauche et les manifestants sur la droite", a-t-elle dit en précisant que la légende de la photo indiquait la présence de manifestants en train de lancer des pierres. "Non seulement CNN ne revient pas sur sa décision de publier cette image, mais la chaîne réfute toutes les allégations des blogueurs selon lesquels elle déformerait les faits qui sont en train de se produire au Tibet pour montrer un camp sous un jour plus favorable", a-t-elle déclaré. L'emploi du mot "pays" en référence au Tibet était une "erreur de langage" qui ne s'est pas reproduite à l'antenne.

Les chinois défendent l'éthique du journalisme

Rao Jin observe que son site ne s'en prend pas particulièrement à CNN, mais qu'il a choisi cette chaîne car elle "représente la voix des grands médias occidentaux". Il espère que "l'exploitation de ce site aidera à contrôler l'ensemble des médias chinois et étrangers et à faire respecter l'éthique du journalisme". La plupart des inexactitudes relevées par Rao Jin et d'autres blogueurs concernent des légendes de photos montrant de violentes répressions de la police contre des manifestants tibétains au Népal et en Inde comme si elles avaient eu lieu au Tibet. Ces erreurs, disent-ils, créent la fausse impression que la violence est exercée unilatéralement par la police chinoise sur les Tibétains. Le site du Washington Post a ainsi corrigé le lieu des événements indiqué sur une légende de photo et publié un rectificatif disant : "La légende d'une version antérieure de cette image a été associée à tort à une photo du Népal." De même, la chaîne d'information allemande N-TV a reconnu dans un communiqué qu'elle avait entendu dire que certains sites et journaux avaient utilisé certaines de ses images dans un contexte erroné et qu'elle avait demandé des rectificatifs. "Nous regrettons sincèrement ces erreurs tout en réaffirmant l'indépendance des reportages de N-TV", a déclaré son porte-parole, Christoph Hammerschmidt.



Quand un journal proche de Pékin appelle au dialogue - Ji Shuoming Yazhou Zhoukan (Hong Kong)
Entre le discours des plus hautes autorités chinoises et celui des autorités locales, il est apparu de fortes disparités. Le 20 mars, Zhang Qingli, secrétaire du Parti pour la région autonome du Tibet, déclarait que "le dalaï-lama n'est qu'un chacal en robe bouddhique, un monstre à visage humain". Le 23, le Premier ministre Wen Jiabao en visite au Laos indiquait pour sa part : "Il suffit que le dalaï-lama abandonne la revendication d'indépendance, qu'il use de son influence pour mettre un terme aux violences qui ont actuellement lieu au Tibet et qu'il reconnaisse que le Tibet et Taïwan font partie du territoire chinois pour que nous puissions reprendre le dialogue." Les observateurs estiment que, en cette période sensible de préparation des Jeux olympiques, la confrontation n'est pas la solution pour le Tibet, et qu'il est nécessaire de renouer le dialogue.

Le 28 mars, en Inde, le dalaï-lama a bien voulu répondre à nos questions en exclusivité : "Je ne souhaite pas voir s'affronter les peuples tibétain et chinois, nous a-t-il déclaré. J'appelle de mes voeux une bonne entente entre eux, sur la base d'intérêts réciproques et de gains mutuels. Tous les problèmes doivent être réglés par la Chine et par les peuples chinois et tibétain eux-mêmes." Le président de la République chinoise, Hu Jintao, a de son côté déclaré après l'explosion des violences que, si le dalaï-lama renonçait à l'indépendance et faisait cesser les actes de vandalisme, la Chine était disposée à continuer les contacts et le dialogue avec lui. Cela montre qu'il est possible de régler la question tibétaine par le dialogue.

Accuser le dalaï-lama prouve qu'il a de l'influence

Les manifestations de petite ampleur rassemblant des lamas à Lhassa le 10 mars dernier ont dégénéré en affrontements violents le 14, tout en s'étendant à des régions périphériques. Les incidents ont causé des dizaines de morts [22 selon Pékin, 140 selon Dharamsala] et de blessés parmi la population, ainsi que de nombreux dégâts matériels. A partir du 15 mars, Pékin a pris toute une série de mesures de fermeté pour mettre fin aux troubles et permettre aux rues de Lhassa de retrouver leur calme. Le gouvernement chinois a ensuite joué la carte de l'ouverture, en autorisant une partie de la presse étrangère à venir également sur place. En acceptant que des diplomates étrangers se rendent à Lhassa après les émeutes, il espérait effacer l'impression négative laissée par les émeutes et le départ forcé des journalistes. Des moines auraient cependant manifesté leur opposition aux pouvoirs publics devant les médias. Et de nouveaux mouvements de protestation se seraient produits au monastère de Jokhang, en plein Lhassa, peu après le départ des diplomates étrangers de la ville.

Interrogé par nos soins, Kuai Zheyuan, directeur adjoint d'un think tank pékinois, a expliqué que cette flambée de violences au Tibet a pris une tournure très complexe, car elle implique moines et laïcs à l'intérieur comme à l'extérieur du Tibet. De plus, avec la pression internationale et l'approche des Jeux olympiques de Pékin, il n'est plus possible comme auparavant de rétablir rapidement le calme. Le ministère de la Sécurité publique de Pékin accuse les organisations pro-indépendantistes d'avoir déclenché "une grande insurrection du peuple tibétain" en profitant des Jeux olympiques pour faire pression sur le gouvernement chinois, et d'avoir créé par la violence une situation de crise en Chine. Dans un reportage de septembre dernier, nous indiquions déjà que le Congrès de la jeunesse tibétaine (TYC) préparait une insurrection populaire pour le mois de mai, et qu'il avait planifié toute une série d'actions en commençant à appliquer son slogan "Défendre ses idées au prix de sa vie", mais cela n'avait pas retenu l'attention des autorités concernées. Pour Kuai Zheyuan, Pékin doit revoir le jugement qu'il porte sur le Tibet, sur le peuple tibétain et sur le dalaï-lama. "Depuis longtemps, le gouvernement chinois apprécie mal la situation au Tibet et l'influence du dalaï-lama. L'accuser d'avoir provoqué les troubles prouve qu'il exerce encore une influence. Or cela fait près de cinquante ans que le dalaï-lama a quitté la Chine. Le seul fait qu'il dispose encore d'une telle influence est le signe de l'échec du travail effectué au Tibet depuis tant d'années."

Insulter le dalaï-lama et rejeter sur lui la responsabilité des troubles sont des procédés habituels pour les fonctionnaires de la région autonome du Tibet. Comme le souligne Kuai Zheyuan, les faits ont démontré que, à long terme, de tels procédés ne pouvaient pas permettre de régler la question tibétaine, mais servaient seulement de prétexte aux fonctionnaires en poste au Tibet pour s'exonérer de leurs responsabilités. Il estime que, en vertu de la vision du développement scientifique chère au secrétaire général Hu Jintao, il convient pour résoudre la question tibétaine de faire preuve de plus de souplesse là où il le faut et de fermeté quand c'est nécessaire. "Il faut se montrer très ferme envers les émeutiers, et ne faire preuve d'aucune clémence. En revanche, face à des interlocuteurs acceptables, il ne faut pas hésiter à se montrer souple quand il le faut. Pékin reconnaît qu'une organisation comme le TYC est tout à fait extrémiste, et que si l'on ne profite pas de cette période où le dalaï-lama exerce encore un grand ascendant pour effectuer un bon travail d'éducation, de renforcement de la cohésion et de mise à profit des bonnes influences, la situation risque de devenir encore plus incontrôlable après sa mort."

Dans une communication téléphonique avec son homologue américain, le président de la République Hu Jintao a insisté sur le fait que la Chine était disposée à poursuivre ses contacts et échanges de vues avec le dalaï-lama dès lors que ce dernier renoncerait définitivement à exiger l'indépendance du Tibet, qu'il mettrait un terme à toute activité séparatiste en Chine, qu'il cesserait d'attiser et de fomenter des actions violentes comme aujourd'hui au Tibet et dans d'autres régions, qu'il ne chercherait plus à nuire au bon déroulement des Jeux olympiques et qu'il reconnaîtrait enfin que le Tibet et Taïwan sont des parties intégrantes du territoire chinois. Kuai Zheyuan estime que les dirigeants chinois sont des gens réalistes, et que le dalaï-lama doit également montrer sa bonne foi.

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En finir avec la marginalisation culturelle et économique - Andrew Fischer * Far Eastern Economic Review (Hong Kong)

Les mécanismes mêmes par lesquels Pékin a tenté de résoudre la "question tibétaine", pariant sur l'impact d'une croissance rapide, ont en fait renforcé les tensions politiques et sociales sous-jacentes. Autrement dit, Pékin s'est efforcé de nous convaincre que l'amélioration limitée des conditions matérielles pour le Tibétain moyen effaçait d'une certaine façon tous les torts précédents. Or, les incantations superficielles à coups d'indices statistiques ne nous disent que peu de chose de la capacité des gens à contrôler leur vie. Elles ne permettent pas de comprendre pourquoi les gens peuvent éprouver une insatisfaction croissante alors que le niveau de vie moyen progresse.

Les tensions politiques et sociales sont manifestement liées au fait que le Tibet est un territoire occupé. Abstraction faite de tout litige historico-politique, les régions tibétaines sont gouvernées par des non-Tibétains, et ce règne s'est exprimé par la force plutôt que par le consentement social, que ce soit du temps du maoïsme ou dans la "nouvelle Chine" actuelle.

Quoi qu'il en soit, de récents éléments ont gravement exacerbé cette source fondamentale de conflit. Le premier et le plus important tient à la stratégie d'accélération du "développement" du Tibet grâce à l'impact d'énormes quantités de subventions et d'investissements, la toute nouvelle ligne de chemin de fer en étant l'illustration. Cela a eu pour résultat d'accroître rapidement les inégalités, à un niveau nettement supérieur à ce que l'on constate partout ailleurs en Chine. Le fait que les subventions et les investissements ont été essentiellement captés par des sociétés chinoises (hans) implantées hors des régions tibétaines, voire par le gouvernement lui-même, aboutit à une structure économique qui récompense une infime couche supérieure de la société, habitant principalement les zones urbaines. Cela a favorisé les rivalités ethniques, culturelles et même linguistiques. Ceux qui en récoltent les profits juteux parlent couramment chinois, jouissent de bonnes relations avec les centres économiques et politiques en Chine même, et prospèrent dans la culture du travail chinoise. Mais seuls 15 % de la population tibétaine bénéficient d'une éducation secondaire sous une forme ou sous une autre, et manient donc assez aisément le chinois. Par conséquent, les 85 % restants n'ont que peu d'espoir de profiter de l'essor économique.

Le deuxième élément souvent mis en exergue est l'immigration de non-Tibétains (des Chinois hans pour la plupart) venus du reste de la Chine. Ces immigrés débarquent à Lhassa parce qu'ils peuvent y faire des bénéfices importants au beau milieu de la bulle économique anormale induite par les subventions, et non parce qu'ils peuvent se rendre plus confortablement dans la capitale tibétaine [grâce à la nouvelle ligne de chemin de fer]. Le troisième élément est caractérisé par l'abandon des mécanismes de protection de la main-d'oeuvre locale. Le gouvernement a récemment mis un terme à la politique qui garantissait l'emploi des diplômés des facultés et lycées locaux. Comme ailleurs en Chine, l'ancien système a été remplacé par des concours pour les postes convoités du secteur public. Mais les examens en question sont en chinois. Par conséquent, même des Tibétains d'un niveau de formation relativement élevé peuvent être facilement supplantés par des immigrés hans.

Le quatrième élément est le durcissement du contrôle politique par le gouvernement en réaction à la montée des tensions. Cela a été en particulier le cas dans les régions tibétaines du Sichuan, où l'agitation nationaliste croissante au fil des dernières années a suscité l'inquiétude tant à Chengdu, capitale du Sichuan, qu'à Pékin.

Que peut-on espérer de l'avenir ? C'est du siège du pouvoir, de Pékin, que doit venir la solution au conflit. La crise présente deux alternatives. Le gouvernement central peut continuer à appliquer ses stratégies de développement et d'assimilation accélérés qui défavorise gravement la grande majorité des Tibétains, y compris les élites, mais les contraint également à l'impuissance tout en les aliénant. Ou, après avoir un temps joué les gros bras et sauvé la face, les autorités peuvent reconnaître leur échec. Elles pourraient adopter une stratégie de développement préférentiel plus sensible aux réalités locales. C'est là le coeur de l'autonomie. Cette dernière ne doit pas être perçue comme une menace pour Pékin. En fait, les lois sur les minorités et les nationalités déjà en vigueur en Chine pourraient permettre une telle évolution sans entraîner de changement dans la Constitution ou dans les lois du pays.

On entend souvent les cyniques suggérer que Pékin a sciemment conçu sa politique afin de marginaliser les Tibétains et de les assimiler au sein de la mère patrie de façon subordonnée, voire raciste, peut-être en grande partie comme les Etats-Unis, le Canada et l'Australie ont traité leurs propres populations autochtones tout au long du XIXe et du XXe siècle. C'est bien possible, même si certains d'entre nous continuent d'espérer qu'un élément d'humanité se dissimule sous les atours socialistes du Parti communiste chinois.

* Economiste du développement spécialiste du Tibet à la London School of Economics.

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Pourquoi Pékin s'est trompé de date - Propos recueillis par Agnès Gaudu

Pensez-vous que les mesures prises par la Chine pour contrôler la rébellion tibétaine réussiront cette fois à faire taire les protestations ?

ROBERT BARNETT La présence des forces de l'ordre semble impressionnante, mais un tel déploiement est temporaire, et l'armée a de toute façon toujours été très présente au Tibet. Ce qui va avoir un effet plus direct, à moyen terme, c'est le système de contrôle politique [selon les autorités, au 28 mars, 660 personnes s'étaient rendues]. Les choses seront plus compliquées à la campagne, où le système de contrôle n'est pas très efficace, bien moins que dans les villes et dans les monastères en tout cas. Il n'y a pas de touristes à la campagne.

A votre avis, l'approche des Jeux olympiques a-t-elle joué un rôle dans l'explosion de la révolte ?

La Chine a joué gros avec sa candidature aux Jeux olympiques. En juillet 2001, je me trouvais dans une maison de thé sur la place centrale de Lhassa le jour où le Comité international olympique (CIO) a attribué l'organisation des Jeux à Pékin. Aucune radio ou télévision n'était allumée, mais j'ai immédiatement senti que quelque chose d'important se passait, car la place s'est remplie de brigades de police antiémeute. La Chine savait que quelque chose se passerait, et ce qui est drôle, c'est qu'elle avait raison, sauf sur le moment où ça arriverait. Cela a bien eu lieu, mais plus tard qu'elle ne le pensait.

La réaction internationale peut-elle faire évoluer la manière dont la Chine traite la question ?

Sur la scène internationale, l'action de la chancelière allemande Angela Merkel [qui a reçu le dalaï-lama en 2007] a été extrêmement importante : elle a essayé de formuler une nouvelle politique au sujet du Tibet. L'annonce de la réception du dalaï-lama par le Premier ministre britannique Gordon Brown en mai prochain est un geste significatif. Mais la Chine sait comment faire face à des initiatives non coordonnées de la part des gouvernements occidentaux. Elle sait qu'elle suscite la convoitise. A moins que les Etats-Unis et l'Union européenne ne s'accordent sur les mesures à prendre, la Chine gagnera toujours. Elle sait qu'elle peut diviser les Européens. [Le 28 mars, la réunion des ministres des Affaires étrangères de l'Europe en Slovénie n'a débouché sur aucune prise de position commune.]

Ne voit-on aucun signe d'évolution dans la manière dont les Tibétains se sont mobilisés depuis les premières manifestations, le 10 mars ?

Il est certain que le gouvernement chinois doit faire face à un nouveau défi dans les campagnes. On n'avait jamais vu [au cours des précédentes révoltes de la fin des années 1980] des gens charger à cheval contre des bâtiments gouvernementaux [des images d'un tel événement ont été enregistrées par un journaliste canadien]. Il y a environ 100 000 nomades au Tibet, il est possible de les écraser, mais ce serait difficile. La politisation de la campagne est un nouveau problème pour le gouvernement chinois. La violence interethnique était moins surprenante car les Chinois savaient que cela se produirait. Le fait que les campagnes se soulèvent maintenant est remarquable.

Qu'est-ce qui a changé pour que les nomades se mobilisent aujourd'hui ?

Les nomades sont devenus conscients politiquement, car ils peuvent écouter la radio, les stations ne peuvent être brouillées dans la campagne tout entière. Alors, ils apprennent des choses sur le reste du monde, et c'est un facteur important. Ils savent maintenant qu'ailleurs sur la planète les gouvernements sont soumis à la critique et qu'un gouvernement peut répondre à la critique. Ils savent que des gouvernements sont remplacés ou renversés. Auparavant, les services de sécurité tentaient de dresser des listes des postes de radio à ondes courtes qui étaient achetés, mais ils ont cessé de le faire il y a une dizaine d'années. Cela fait une énorme différence. Cela veut dire que la guerre de l'information n'est plus gagnée à 100 % par la Chine. Elle contrôle 90 % des images qui circulent. Elle brouille toujours la BBC et CNN, mais il n'y a pas de brouillage radio possible sur un territoire aussi vaste que le Tibet. Les stations de brouillage sont situées près des villes. Le véritable événement est donc qu'ils ne contrôlent plus entièrement la campagne.

L'autre élément remarquable est la localisation des manifestations, qui se sont étendues aux zones tibétaines incorporées dans les provinces chinoises. La Chine semble avoir contribué par son attitude à effacer les divisions existant entre populations tibétaines. L'existence d'un "Tibet historique" revendiqué par certains reste à prouver. Dans les années 1950, le nationalisme tibétain s'exprimait de manière locale autour des villes et des monastères, comme dans le cas de la révolte des Khampas [est du Tibet]. Or aujourd'hui les Chinois semblent avoir facilité l'émergence d'un but politique commun pour une population qui n'était pas si unie politiquement auparavant. Il y a toujours eu une unité culturelle et religieuse entre les différentes populations tibétaines. Mais on assiste aujourd'hui à la première unification politique du Tibet.

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Pas d'avenir sans respect des minorités - Xu Zhiyuan* Yazhou Zhoukan (Hong Kong)

Ces dernières semaines, trois sujets ont polarisé l'attention des médias : les terroristes du Xinjiang [une tentative d'attentat à la bombe dans un avion aurait été déjouée], les émeutes tibétaines à Lhassa et l'élection présidentielle à Taïwan. Le gouvernement chinois a compris que l'année 2008 serait l'occasion rêvée pour se glorifier, mais qu'elle obligerait également à faire face à de nombreux défis. Dans une Chine unie dans son désir de revenir sur le devant de la scène internationale, les projecteurs ne mettront pas seulement en lumière le côté faste, ils feront aussi ressortir de façon évidente les troubles, l'instabilité et l'agitation, jusqu'ici dissimulés. La question des nationalités a souvent été, dans l'histoire de la Chine, le préambule ou le corollaire de l'éclatement de crises globales. Loin de moi l'idée de faire une analogie maladroite entre le problème auquel la Chine est confrontée à présent et le déclin de ses dynasties par le passé. Car la Chine est aujourd'hui bien plus puissante que jadis. Elle dispose de la force nécessaire pour faire face à ces conflits.

Il faut s'intéresser aux spécificités de la culture de ces régions

Néanmoins, il lui faudra se pencher de façon plus objective sur la question des nationalités. Car ces cinquante dernières années montrent, au Tibet comme au Xinjiang, que l'assistance matérielle et la propagande musclée n'ont pas donné les résultats escomptés. Au contraire, cela pourrait se traduire par une destruction de la diversité culturelle, c'est-à-dire la source dans laquelle viennent puiser le génie créateur et la vitalité de la Chine. Le 15 mars, lorsque j'ai appris qu'il y avait eu des affrontements à Lhassa, je me suis senti désemparé, ne sachant pas comment réagir. Depuis des années, j'ai toujours préféré éluder les questions du Tibet, du Xinjiang et de Taïwan. Je n'aime pas que toute discussion sur la Chine finisse toujours par se focaliser sur ces trois régions et aboutisse à une simplification systématique. Par ailleurs, le fait qu'on bute toujours sur l'aspect sensible de ces sujets semble révéler notre paresse intellectuelle et notre étroitesse d'esprit. D'un autre côté, je dois reconnaître que je sais très peu de choses sur ces trois régions. Depuis que je vais à l'école, les deux principes les plus importants que l'on m'a enseignés, et que j'ai acceptés, ont été la cohésion du pays et la dignité nationale. On peut douter de la politique du Parti, on peut contester le gouvernement, mais personne n'a le droit de s'élever contre l'unité du pays ni de porter atteinte à la dignité nationale. Et toute velléité séparatiste est considérée comme le plus grand outrage à cette fierté. Enfin, on nous a aussi inculqué une autre vérité, celle qui dit que le territoire de la Chine a toujours été immense, et que c'est depuis l'époque moderne qu'il s'est progressivement réduit [sous l'effet des attaques étrangères].

Nous avons souvent tendance à oublier que le territoire actuel de la Chine est le produit des multiples campagnes guerrières menées par les générations précédentes, pour conquérir, négocier, assimiler, unir par le mariage. Jusqu'à la dynastie Tang, le centre politique et économique de la Chine se situait au nord, et la diffusion de la civilisation chinoise aurait été le fait de l'expansion des habitants du cours supérieur du fleuve Jaune. Mais, par la suite, le centre [politique et économique] s'est déplacé vers le sud, et les régions regorgeant de riz du cours inférieur du Yang-Tsé auraient alors tenu un rôle de plus en plus prépondérant. Qui a voyagé dans ce pays connaît les différences flagrantes qui existent entre les dialectes du Shaanxi, du Sichuan, du Fujian, du Guangdong et du Yunnan [régions diamétralement éloignées]. Toutes ces provinces pourraient facilement devenir des Etats indépendants, à l'instar des différents pays européens. Cependant, elles restent miraculeusement soudées et affirment leur identité chinoise sans jamais la remettre en question, bien que des conflits les aient toujours agitées. Le vaste territoire chinois, tel qu'il s'est constitué sous la dynastie Qing [avant la prise du pouvoir par les communistes] est l'aboutissement de campagnes successives. Avant que la flotte britannique arrive en mer de Chine méridionale, l'empire du Milieu était un pays très puissant, incluant différentes nationalités. Sous les dynasties successives des Han, des Tang, des Ming et des Qing, les frontières ont évolué, mais cet ensemble s'appelait toujours la Chine.

Mon approche pourrait susciter un malentendu, en laissant croire que j'ai un penchant pour le séparatisme. En réalité, considérant l'intérêt de mon pays ou mon sentiment nationaliste, je ne crois pas au bien-fondé du séparatisme. Les positions défendues par ses partisans sont souvent aussi futiles et brutales que notre propagande idéologique. Ce que je veux dire, c'est que, si nous refusons d'examiner de près nos traditions historiques, si nous refusons de nous intéresser de façon sincère aux spécificités de l'histoire et de la culture de ces régions aujourd'hui en ébullition et de les comprendre en profondeur, nous aurons bien du mal à entretenir un sentiment réel d'unité nationale. Utiliser l'idéologie pour imposer l'unité risque de susciter des réactions contraires encore plus fortes et de conduire à une confrontation entre ignorants qui s'accusent et s'humilient mutuellement.

* Coéditeur de la revue cantonaise Shenghuo (City Magazine) et chroniqueur pour le site Internet en chinois du Financial Times.

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Les Ouïgours descendent dans la rue - Uygur.org (Munich)

A l'appel de Rebiya Kadeer [ancienne chef d'entreprise ouïgoure, condamnée à huit années de prison en 1999 pour "divulgation de secrets d'Etat" et désormais réfugiée aux Etats-Unis], chef de file du mouvement national du Turkestan oriental, les organisations ouïgoures, implantées dans le monde entier, ont condamné la répression menée au Tibet et exprimé leur solidarité avec le peuple du Tibet. C'est ainsi que le 18 mars l'Union d'Europe pour le Turkestan oriental et les organisations tibétaines ont manifesté ensemble à Munich. Les manifestants ouïgours brandissaient des banderoles sur lesquelles on pouvait lire des slogans condamnant la répression chinoise au Tibet. Ils portaient des drapeaux (bleu ciel, avec une lune et une étoile) du Turkestan oriental [officiellement région autonome ouïgoure du Xinjiang], mais aussi des panneaux dénonçant les Jeux olympiques de Pékin. "Au nom du peuple du Turkestan oriental, nous affirmons notre soutien au combat pour le droit du peuple tibétain et notre solidarité avec ce peuple. Nous soutiendrons les actions du mouvement tibétain et celles qui seront conduites avec la population. Nous espérons ainsi contribuer à l'expression de l'efficacité du mouvement national ouïgour", a lancé Rebiya Kadeer.

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Les Mongols à distance - O. Togoo Onöödör (Oulan Bator)

En mars 1959, la république populaire de Chine prenait le Tibet par les armes et le colonisait. En mars 2008, Pékin a envoyé l'armée pour réprimer les émeutes survenues à la suite des manifestations célébrant l'anniversaire du soulèvement de 1959. On ne dispose d'aucun moyen de savoir ce qui se passe à Lhassa, la capitale du Tibet. La police et l'armée chinoises ont bloqué les routes pour empêcher les journalistes de rendre compte des événements [un voyage de presse très encadré a tout de même eu lieu le 26 mars]. Car, dès le début des manifestations, les autorités chinoises ont réaffirmé que "le Tibet ne [quitterait] pas la Chine".

Plusieurs documents historiques attestent que Mongols et Tibétains se sont toujours mutuellement entraidés et protégés depuis que la religion tibétaine s'est implantée en Mongolie [au XVIe siècle]. Plusieurs guerriers mongols, représentants à la fois des régions d'éleveurs et de chasseurs, ont pris les Tibétains sous leur protection. Malheureusement, au pied de l'océan de Glace, pris sous la tutelle du "grand frère" [russe, dès les années 1920], les Mongols se sont radicalement éloignés des Tibétains, qui sont passés sous le contrôle de la masse "citoyenne" [la Chine, à partir de 1950]. Le sens des manifestations organisées devant l'ambassade de Chine, à Oulan-Bator, est à chercher dans l'union religieuse entre nos deux peuples, en vertu de laquelle les aînés protègent leurs cadets.

De notre point de vue, il n'y a pas d'urgence à entamer un conflit avec la Chine [un rassemblement de la nation mongole, divisée entre la république de Mongolie et la région autonome de Mongolie-Intérieure, chinoise, auquel certains aspirent, est encore prématuré]. Nos deux pays ont entendu la volonté d'apaisement des membres de l'ONU. Il n'y aura pas de débat sur la question des frontières [entre la Mongolie et la Chine, ni entre la Chine et le Tibet]. Il est préférable de commencer à chercher la prochaine réincarnation du dalaï-lama. Bien entendu, on peut s'inquiéter de ce qui se passera après l'élévation du dalaï-lama, avec sa nouvelle réincarnation. Comme le disait une mère russe dont le fils est mort en Afghanistan : "En quoi le problème des barbus afghans nous concerne-t-il ?" La question se pose la même manière pour la Mongolie et le Tibet, qui n'ont aujourd'hui plus rien en commun [si ce n'est une religion et son église, quatre siècles d'histoire, de nombreuses traditions et la présence chinoise sur leurs territoires respectifs].

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Le dalaï-lama dans la ligne de mire - Xirao Nima* Renmin Ribao (Pékin)

Ces dernières années, la clique du dalaï-lama a beau avoir annoncé son renoncement à l'"indépendance du Tibet", elle n'a en réalité pas du tout mis un terme à ses activités séparatistes. En 2007, lors de ses voyages aux Etats-Unis et en Europe, le dalaï-lama a déclaré à plusieurs reprises que l'année 2008 serait une année clé et que les Jeux olympiques (JO) constitueraient sans doute la dernière bonne occasion pour les Tibétains. Il a appelé les pays visités à lier, dans leurs relations avec la Chine, la "question tibétaine" aux JO de Pékin. L'expression "dernière belle occasion pour le Tibet" a de toute évidence joué un rôle de détonateur et de catalyseur, accélérant l'éclatement du complot destructeur des séparatistes.

Dans une déclaration faite le 10 mars, le Tibetan Youth Congress [Congrès de la jeunesse tibétaine, TYC, organisation implantée en Inde qui a tendance à se radicaliser] s'est fait l'écho des propos du dalaï-lama. Le TYC y affirme "vouloir reconquérir l'indépendance du Tibet même s'il faut pour cela verser du sang et sacrifier des vies humaines", et qu'"il ne renoncera jamais à la lutte pour l'indépendance complète du Tibet". Le même jour, plusieurs organisations, parmi lesquelles le TYC, ont lancé une grande "marche sur le Tibet" partant de l'Inde en direction de Lhassa. Elles ont affirmé que toute entrave de leur action à l'étranger entraînerait le déclenchement de différents mouvements de protestation et inciterait le clergé et les laïcs tibétains en Chine à s'insurger.

Les événements se sont déroulés comme annoncé et ont fini par dégénérer en actes de vandalisme, de pillage, d'incendie et de violence à Lhassa. Je suis allé à plusieurs reprises dans la capitale du Tibet, une ville très propre et qui ne ressemble en rien à une bourgade rurale. D'où viennent donc toutes ces pierres utilisées par les émeutiers ? De toute évidence, elles ont été apportées de l'extérieur, tout comme les bidons d'essence. Cela montre que les incidents étaient prémédités. Des témoins oculaires étrangers ont d'ailleurs indiqué que les émeutiers avaient préparé des caisses de pierres pour les jeter sur les policiers chargés du maintien de l'ordre et sur la population. Durant les échauffourées, on a vu des tricycles de livreur apporter aux émeutiers des couteaux et autres armes pour tuer. Cela prouve bien que la clique du dalaï-lama a organisé, prémédité et soigneusement planifié tous ces incidents. Peut-on encore parler de respect des droits de l'homme quand on bombarde les gens de pierres, qu'on poignarde les passants et qu'on met le feu à des boutiques ou à des écoles ?

* Membre du Conseil chinois des droits de l'homme, sous-directeur de l'Université centrale des minorités.

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Comme une lettre à la poste

La défense de leur langue est une priorité pour les Tibétains. L'un d'entre eux propose d'en imposer l'usage à l'administration chinoise, notamment dans le libellé des adresses. Un acte symbolique, mais fort.

Près de soixante années se sont écoulées depuis que le principe d'égalité entre les nationalités et entre les systèmes d'écriture a été érigé en règle. Mais nous autres, Tibétains, en sommes toujours réduits à écrire en chinois, et non en tibétain, sur les enveloppes postales. Pour ma part, j'ai déjà vu quelques enveloppes datant de l'époque suivant immédiatement la libération [1951] qui étaient rédigées en tibétain. Actuellement, ceux qui ne connaissent pas bien les caractères chinois doivent demander l'aide d'autrui pour rédiger une adresse en chinois. Pourquoi supporter une peine si absurde ? "Si les Tibétains rédigeaient les adresses en tibétain, ça m'étonnerait que l'employé de poste accepte le courrier. Ça m'étonnerait que les facteurs sachent déchiffrer l'adresse. Et même, ça m'étonnerait qu'ils distribuent le courrier." Voilà le type de réaction auquel il faut s'attendre, mais cela n'empêche pas d'essayer. Si l'on passe son temps à dire : "ça m'étonnerait que...", beaucoup de libertés vont d'elles-mêmes disparaître sans qu'on y prenne garde...

Certains me demandent si je n'ai pas peur de tenir de tels propos. J'ignore vraiment pourquoi on devrait craindre de dire : "Je vais écrire en tibétain, je vais parler en tibétain, je vais porter des vêtements tibétains, je vais manger de la tsampa [farine d'orge grillée, base de l'alimentation tibétaine]." Tout le monde sait très bien que ces droits sont les nôtres et qu'ils sont fixés par la politique des nationalités et par la Constitution. Il est donc absurde de vivre dans la peur. D'autres me demandent : "Que faire si le préposé de la poste refuse une enveloppe rédigée en tibétain ?" Cette question est révélatrice du fait que, si nous n'écrivons pas en tibétain sur l'enveloppe, c'est parce que nous-mêmes n'exerçons pas le droit d'écrire en tibétain. Voilà qui nous amène à réfléchir au devenir de l'écriture tibétaine. Si, fort de ses droits individuels et conscient de l'avenir du tibétain, on rédige l'enveloppe en tibétain et que l'employé de poste ne l'accepte pas, il faudra alors demander des comptes à la Poste. Si l'on nous répond que la lettre est refusée parce qu'elle est rédigée en tibétain, cela relèvera alors de l'inégalité entre les nationalités. Nous devrons en référer aux autorités.

Vous pensez que cela ne marchera pas. Mais, si l'on arrive à remplir un fourgon postal ou un wagon entier avec des enveloppes libellées en tibétain, je suis convaincu que cela mènera à des résultats inimaginables. Que faire si les facteurs ne connaissent pas le tibétain ? S'ils ne peuvent accomplir correctement leur travail, il est de la responsabilité [de leurs autorités] de réfléchir à un moyen de résoudre ce problème. Il ne nous incombe pas à nous d'y réfléchir.

L'administration devrait recruter des gens lisant le tibétain

Si vous êtes toujours à vous demander pourquoi il faut écrire en tibétain, je vous répondrai que les avantages sont multiples. Quand les personnes éduquées en tibétain enverront des lettres, elles n'auront plus besoin de demander l'aide d'autrui. Le deuxième avantage est que, si les expéditeurs de lettres rédigées en tibétain sont nombreux, l'administration postale devra recruter des personnes spécialement formées pour le tibétain. Et, enfin, si l'emploi du tibétain écrit est accepté dans la société, l'écriture tibétaine assurera son avenir. En revanche, si le tibétain finit par perdre sa raison d'être, nous devrons avoir recours à la langue et à l'écriture d'un autre peuple pour communiquer. C'est pour toutes ces raisons que, plutôt que de gaspiller nos journées à discuter de tel ou tel exploit hors d'atteinte ou de notre "fierté nationale" illusoire, nous devons être conscients de ce que nous pouvons réellement obtenir et réfléchir à d'infimes actions concernant notre avenir.

(Le nom de l'auteur et le lieu de parution de ce texte traduit du tibétain sont omis pour des raisons de sécurité.)

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Un irrépressible sentiment de colère - Woeser
Guancha (Falls Church (Virginie, Etats-Unis))

Il y a huit ans, l'écrivain chinois Wang Lixiong écrivait à Lhassa que "le dalaï-lama est la clé pour résoudre la question du Tibet". Cet article [une des premières prises de position de cette nature par un Chinois] a largement été diffusé et traduit dans plusieurs langues. Parmi les sujets qu'il abordait, il y avait celui d'un fonctionnaire tibétain, membre fervent du Parti communiste chinois depuis le début des années 1950. Celui-ci accrochait alors aux cornes de ses boeufs de labour le drapeau rouge à cinq étoiles [le drapeau chinois] et rassemblait chaque jour ses domestiques pour leur expliquer la révolution. Les Tibétains de son domaine l'avaient ainsi surnommé "le Chinois" ! C'est ce même fonctionnaire qui, en l'an 2000, mettait en garde Wang Lixiong. "Vous faites erreur si vous croyez que le Tibet actuellement oppressé jouit d'une plus grande stabilité que lors des 'troubles' qui l'ont secoué à la fin des années 1980. A l'époque, la protestation émanait principalement des moines et d'une poignée de jeunes sous influence. Elle s'élève désormais parmi les cadres, les intellectuels, les fonctionnaires, et la stabilité actuelle n'est que de surface. Il suffira qu'un jour on ne puisse plus contenir la grogne de ces opposants pour que ceux-ci se soulèvent à nouveau et, ce jour-là, ils seront bien plus nombreux que dans les années 1980", expliquait-il en guise d'avertissement.

A l'évocation de cette prédiction vieille de huit années, on est forcément bouleversé. Les révoltes à grande échelle qui se propagent aujourd'hui sur tout le territoire tibétain mobilisent effectivement bien plus de protestataires que lors des événements de 1989. Les cadres, les intellectuels et les fonctionnaires sont en fait encore peu présents, et ce sont beaucoup plus largement les citadins ordinaires, les paysans et les éleveurs qui tiennent cette fois les rôles principaux dans ce soulèvement. Mais peu importe, les uns ou les autres étaient censés constituer la force sur laquelle la Chine s'appuyait pour contrôler le Tibet. Or elle ne réussit à susciter qu'un mécontentement populaire qui se répand rapidement et de façon virulente, précisément parce que la politique qu'elle mène au Tibet diverge largement des aspirations du peuple tibétain.

Le fonctionnaire tibétain dont parlait Wang Lixiong est un membre de ma famille. "Le Chinois" a par la suite été évincé par les autorités locales pour "nationalisme exacerbé". Qu'est-ce qui a bien pu le pousser à tenir ce discours ? De toute évidence, la raison n'est pas matérielle. Il mène une vie confortable, dans une grande maison avec tout le confort moderne, et ses enfants ont bien réussi à Lhassa. Mais, dès qu'on parle politique, son attitude trahit à la fois un refoulement profond et une grande agitation. C'est en 1989 que tout a basculé, après l'entrée en vigueur de la loi martiale. Il a oublié un jour son laissez-passer et a été arrêté par des soldats en armes qui l'ont traité comme un criminel. Fouillé, injurié, il a été humilié. Il a subi ce traitement parce qu'il était tibétain. Son statut d'honorable cadre du Parti ne lui a servi à rien, et cet incident l'a profondément marqué. Car il avait beau avoir été membre du Parti et soutenir le pouvoir politique chinois, sa nationalité tibétaine faisait de lui un individu indigne de confiance, un opposant au régime.

De nos jours, dans les rues de Lhassa, des drames similaires se répètent quotidiennement. Un ami m'a fait part du déploiement massif des forces de l'ordre. Tandis que les Chinois de souche se déplacent en toute liberté, les Tibétains, eux, sont soumis à des interrogatoires aux multiples points de contrôle mis en place. Les voilà donc, sur leur propre territoire, contraints de sortir à tout bout de champ leur pièce d'identité ou leur hukou (permis de résidence). Tous les quartiers où résident les Tibétains sont encerclés, cadenassés par des soldats armés jusqu'aux dents qui pénètrent dans leurs maisons et perquisitionnent en affichant ostensiblement leur haine des Tibétains. Mon ami a lui-même été témoin de violences perpétrées par ces derniers. A coups de matraque, ils ont sauvagement frappé des Tibétains qu'ils avaient arrêtés, et cela alors même qu'ils ne leur opposaient aucune résistance.

Ces brutalités visent-elles à terroriser les Tibétains pour les soumettre ? De fait, ceux qui assistent à de telles scènes n'osent plus donner de la voix et se contentent de murmurer quelques prières pour exprimer leur empathie. A moins que ce ne soit une façon pour les soldats apeurés de se défouler ? De fait, les témoins chinois de ces mêmes scènes applaudissent, eux, en hurlant : "Bien fait !" Comment ce spectacle pourrait-il ne pas entraîner, comme pour mon parent, le même revirement dans le coeur des Tibétains ? Dès lors, on ne s'étonnera pas de les entendre à leur tour faire la même prédiction : la prochaine fois que des troubles éclateront au Tibet, vous pouvez être sûrs que les opposants seront encore bien plus nombreux qu'aujourd'hui, en 2008 !

Guancha

www.observechina.net

Encadré(s) :

CHRONOLOGIE

Une tension manifeste

Courrier international

10 mars 2008 Manifestations de moines à Lhassa, le jour anniversaire du soulèvement de 1959.

14 mars Emeutes à Lhassa : 19 morts, selon Pékin, 99, selon Dharamsala. Au moins 660 personnes arrêtées. Déploiement des forces de l'ordre.

14-20 mars Les manifestations s'étendent à un grand nombre de localités de la région autonome du Tibet et des zones tibétaines du Qinghai, du Gansu et du Sichuan. Sit-in d'étudiants tibétains à Lanzhou et à Pékin.

27 mars Voyage de journalistes étrangers organisé par le gouvernement chinois à Lhassa. Une trentaine de moines manifestent leur colère sous leurs yeux.

29 mars Nouvelles manifestations à Lhassa.

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