lundi 12 mai 2008

PORTRAIT - L'homme aux clés d'or : Giovanni Valenti

Le Monde - Décryptages, mardi, 13 mai 2008, p. 14

Il reconnaît tout le monde, mais sait aussi feindre de pas reconnaître celles ou ceux qui désirent ne pas l'être. Le lobby du Mandarin Oriental à Hongkong, l'un des plus prestigieux hôtels du monde, est son royaume depuis presque trente ans. Chevelure blanche, teint hâlé, jaquette noire et pantalon rayé, clefs d'or au revers : le Florentin Giovanni Valenti est le chef concierge d'un établissement dont le nom est associé à l'histoire de l'ex-colonie britannique.


Bien qu'il n'ait qu'une quarantaine d'années, le Mandarin est un symbole de Hongkong à la même enseigne que le Peninsula à Kowloon, de l'autre côté du bras de mer qui sépare l'île du continent. Ouvert en 1928, le " Pen ", comme on dit ici, fut le lieu de rendez-vous " le plus exquis à l'est de Suez " de la haute société internationale. De style néoclassique, il incarne l'empire britannique à son pinacle. Mais le Mandarin, au goût moderniste du Londres des swinging sixties, a su conserver cette touch of class que son aîné a perdue avec des marées de touristes à l'heure du thé dans son lobby rococo aux lambris dorés.

" Je suis une colonne de l'édifice ", dit Giovanni Valenti. Les directeurs se succèdent. L'homme aux clefs d'or reste. Et s'il n'est pas là pour les accueillir, des habitués demandent : " Et Giovanni, il n'est pas là ? ", comme s'il manquait un peu de l'âme de l'hôtel. " L'amabilité, même la plus élégamment maniée, ne remplace pas un visage connu ", rappelle le maître de céans. De son lobby, que pour rien au monde il n'a voulu quitter, il a vu passer les grands de ce monde et entendu Lady Thatcher lui lancer un : " See you later, Giovanni. " " Dame de fer certes, mais femme exquise ", se souvient-il. Margaret Thatcher séjourna au Mandarin lors de la rétrocession de Hongkong à la Chine en 1997.

Lorsqu'en 1977, à la trentaine, le Florentin débarqua dans la colonie pour travailler dans un restaurant italien avant de rejoindre le Mandarin deux ans plus tard, l'hôtel était avec ses 25 étages l'un des plus hauts de Central, le quartier des affaires. Sur le front de mer, devant l'embarcadère du Star Ferry, navette qui depuis 1888 relie l'île à Kowloon, il avait pour voisin le massif immeuble de la Banque de Chine. " Aujourd'hui, le Mandarin est le plus bas du quartier ", ironise-t-il. Quant à l'embarcadère du Star Ferry, il a été repoussé sur des terrains regagnés sur la mer qui ont fait disparaître le quai où accostait le walla walla (vedette) en acajou verni de l'hôtel lorsqu'il n'y avait ni métro ni tunnel pour atteindre l'aéroport de Kai Tak où l'on atterrissait au milieu des maisons, sur une piste sur la mer aussi étroite que celle d'un porte-avions.

En dépit d'une récente rénovation, l'hôtel - devenu une entité du groupe Mandarin Oriental - n'a pas changé. Il a conservé le charme que bien des palaces ont perdu. Un raffinement dans la décoration intérieure - marbre noir et blanc, boiseries, laques orangées - et un service - subtil mélange de prévenance et de discrétion - qui lui avaient valu de figurer dès 1967 aux côtés du Ritz de Paris sur la liste des meilleurs hôtels du monde, établie par le magazine Fortune.

Giovanni Valenti arrivait à Hongkong à un moment où le compte à rebours commençait pour ce confetti de terre " emprunté " à la Chine après que deux Ecossais, Jardine et Matheson, eurent fait fortune en l'intoxiquant avec la " boue étrangère ", l'opium. Ce que l'on appelait la crise de 1997 - la rétrocession de Hongkong à la Chine - fut ouvert à la suite de la visite à Pékin de Mme Thatcher, en 1982.

Le temps était désormais compté et la prospérité de la " belle gagneuse ", troisième place financière du monde et impudente citadelle du laisser-faire en sol communiste, mêlant le capitalisme le plus libéral aux moeurs mercantiles chinoises, semblait précaire. Le Hongkong du début des années 1980 " respirait à pleins poumons. L'appréhension décuplait les énergies ", rappelle Giovanni Valenti.

La richesse de Central et des pentes du Peak avait pour pendant des quartiers surpeuplés aux immeubles décrépis. Le Monde de Suzie Wong, roman de Richard Mason (1957) qui a pour cadre les cabarets et les bordels du quartier de Wanchai, s'était évanoui ou avait pris d'autres formes. Mais les rues résonnaient le soir du fracas des parties de mah-jong et dans la chaleur moite de l'été montaient des effluves d'encens mêlés à des relents divers. " Aujourd'hui, Hongkong est cosmopolite. Avant, elle avait l'odeur de l'Asie ", poursuit-il.

Dans les années 1970-1980, c'était encore le Hongkong des China watchers, les observateurs d'un pays fermé puis entrouvert. Jésuites chassés par les communistes en 1949 et devenus pékinologues, journalistes, espions... Les bars du Mandarin étaient les repères de old hands, ces " Asiates " qui venaient y finir une soirée commencée au Foreign Press Club voisin. " Il Mandarin è casa mia " (" Le Mandarin, c'est chez moi "), disait un autre Florentin, le journaliste Tiziano Terzani, asiate s'il en fut.

Le Captain's Bar, au rez-de-chaussée, envahi de volutes de cigares, reste un lieu de rendez-vous de l'élite hongkongaise. " Pour sa réouverture, après la rénovation, il y avait la queue dans la rue comme si personne n'avait bu un verre depuis des mois ", se souvient Giovanni Valenti. Au premier étage, le Chinnery - du nom du peintre anglais George Chinnery (1774-1852), qui vécut et mourut à Macao - fut longtemps un très british " gentlemen only bar ". Il s'est ouvert à la gent féminine en 1990 : c'est la seule chose qui ait changé.

Et Hongkong ? " C'est la Chine qui s'est rapprochée de Hongkong plus que l'inverse ", constate Giovanni Valenti. Au Mandarin, la clientèle a évolué plus que les lieux. La Russe blanche qui y vécut quarante ans (et y décéda) ou ces trois ladies qui viennent prendre leur thé au Clipper Lounge sont des figures du passé. On ne croise plus guère dans son lobby ces personnages pittoresques qui tenaient à une époque où la Chine n'était pas fréquentable. Mais l'homme aux clefs d'or en demeure le pivot. " On me demande tout et rien... Et je ne dis jamais non, à condition de rester dans le cadre de la loi. "

Giovanni Valenti a une solution à presque tout. A la fois confesseur, avocat, ami, médecin, banque de données - parfois banque tout court -, il traduit des messages sibyllins ou très personnels écrits dans une langue que leur destinataire ne comprend pas, lui qui en maîtrise cinq. " Je donne des adresses, j'envoie des fleurs... Un jour, un client voulait 3 000 roses. J'ai dû les commander en France. Ici, nous cultivons les clients, mais pas les fleurs. "

Philippe Pons

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