Le 8 (en chinois ba) est un chiffre faste, que les habitants de Hongkong ont rendu populaire parce qu'il est homonyme de fa, s'enrichir. Le ba devait donner le " la " de l'année olympique, dont les dirigeants du Parti communiste chinois se préparent depuis des années à faire le symbole du retour de la Chine au premier plan de la scène internationale.
Ils ont ainsi décidé que la cérémonie d'ouverture des JO commencerait le 8 août (8e mois) à 8 h 08. En tout, pas moins de cinq 8. On peut s'étonner de voir les dirigeants du Parti communiste, pourfendeurs des " superstitions féodales ", donner une telle importance aux croyances populaires.
Cette concession aux traditions ne les a pourtant pas servis. Aujourd'hui, de nombreux Chinois observent que, loin d'être faste, le chiffre 8 semble plutôt porter malheur. Voyons : le 25 janvier se produisent les premières tempêtes de neige dans le sud du pays, phénomène très rare qui provoque une pagaille sans précédent dans les transports ferroviaires au moment où les millions d'ouvriers rentrent dans leur district d'origine pour le Nouvel An chinois. Premier signe du destin ? Les mauvaises langues font les comptes : 2 + 5 (25) +1 (janvier, premier mois) = 8.
A peine le Nouvel An passé, le 14 mars, éclate à Lhassa une émeute anti-Han suivie par une répression qui provoque un tollé dans l'opinion internationale. En Occident, des manifestations transforment le parcours de la torche olympique qui devait symboliser la grandeur de la Chine en un véritable chemin de croix. Les internautes à mauvais esprit font remarquer que 1 + 4 (14) + 3 (mars, 3e mois) = 8.
Enfin, le 12 mai se produit le terrible tremblement de terre de Wenchuan, qui se solde par au moins 50 000 morts et 5 millions de sans-abri. Là encore, 1 + 2 (12) + 5 (mai est le 5e mois de l'année) = 8. Nombreux sont les Chinois qui se demandent si, en reprenant à leur compte les croyances populaires, les dirigeants n'ont pas joué avec le feu. Bien entendu, au XXIe siècle, un politologue sérieux ne peut que se gausser de ces superstitions. Toutefois, il est indéniable qu'elles peuvent influencer les comportements et avoir des conséquences politiques. Rappelons que, selon la tradition chinoise, les catastrophes naturelles peuvent annoncer que la dynastie régnante a perdu le " mandat du Ciel " et doit donc laisser la place.
Les dirigeants communistes ne sont pas les derniers à donner foi à ces croyances. Ainsi, lorsqu'en juillet 1976 s'est produit le tremblement de terre de Tangshan, qui a fait officiellement 240 000 morts, la seule référence à l'événement dans la presse était la citation de Mao Zedong qui chaque jour apparaissait en manchette du Quotidien du peuple : " Lutter contre les superstitions ! " Or, à peine un mois et demi après la catastrophe, Mao Zedong mourait et, le 6 octobre, l'arrestation de la " bande des quatre " ouvrait la voie à l'adoption de la politique de réforme et d'ouverture qui était aux antipodes de la ligne du Grand Timonier.
Aujourd'hui, les dirigeants du parti sont conscients que le récent tremblement de terre est considéré comme un mauvais présage par bien des citoyens, d'autant qu'il a conduit à l'interruption du parcours de la torche olympique, ce symbole si important aux yeux de certains dirigeants qu'ils la qualifient de " feu sacré " (shenghuo). Pour conjurer ce danger, les autorités ont dépêché le premier ministre Wen Jiabao sur les lieux de la catastrophe dans les heures qui l'ont suivie. Wen représente ainsi le mandarin intègre qui manifeste la sollicitude du pouvoir pour la population. Un bon moyen de montrer que le pouvoir jouit toujours du " mandat du Ciel ".
Certains observateurs ont cru discerner une lutte de lignes dans la différence entre les attitudes du secrétaire général du parti, Hu Jintao, et du premier ministre, Wen Jiabao. Il n'en est rien : il s'agit de la division du travail classique entre le numéro un du parti et le chef du gouvernement. Tandis que Mao Zedong gardait ses distances le premier ministre Zhou Enlai montrait sa sollicitude envers la population. En réalité, quand il s'agit de défendre la légitimité du régime les dirigeants sont unis.
Jusqu'à présent, la mobilisation de l'ensemble de l'appareil d'Etat pour aider les victimes, la transparence sans précédent de l'information semblent avoir permis de limiter les rumeurs sur la perte du mandat du Ciel. Les rassemblements de masse sur la place Tiananmen aux cris d'" allez la Chine, allez le Sichuan ", la création de nouveaux personnages modèles qui se dévouent pour aider les victimes montrent que le parti recourt à ses moyens traditionnels de mobilisation pour renforcer sa légitimité et lutter contre le doute. Enfin, l'approbation manifestée par les Occidentaux montre que les autorités chinoises jouissent à nouveau d'une bonne image sur la scène internationale. Toutefois, la situation n'est pas encore réglée, et les Jeux, qui avaient été conçus comme une gigantesque opération de propagande, pourraient bien être un test grandeur nature de la légitimité du régime.
Jean-Philippe Béja
Directeur de recherche au CNRS,
au Centre d'études et de recherches internationales (CERI) et à Sciences Po
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