vendredi 24 octobre 2008

Chinois en Zambie : l'amitié entre les peuples, sauce aigre-douce - Serge Michel

Le Monde 2 - 24 octobre 2008 - Couverture spéciale

A la fin des années 1990, la Chine a investi en hommes et en moyens dans un pays pauvre d'Afrique australe, la Zambie, pour y exploiter sa seule richesse, le cuivre. Les Chinois ont été accueillis à bras ouverts. Dix ans plus tard, rien ne va plus : leur management brutal se heurte à une culture syndicale et démocratique, qui leur est étrangère. Les autorités zambiennes apportent toujours un soutien sans faille aux Asiatiques. Mais l'élection présidentielle du 30 octobre pourrait changer la donne.

Vivien Kalunga n'a jamais été enchantée par la présence massive des Chinois dans son pays. Mais elle a longtemps crédité les hommes jaunes d'une certaine bonne volonté et d'une indéniable énergie. Qualités qui ne pouvaient pas faire de mal à la Zambie, un pays d'Afrique australe dont les 11 millions d'habitants ont une espérance de vie de 38 ans et sont pour la moitié au chômage. C'était du moins son sentiment jusqu'au 13 juillet 2004. Ce jour-là, elle a accouché de son deuxième enfant. A la surprise générale, il avait les yeux bridés.

"Je n'aurais jamais dû aller travailler dans ce restaurant chinois de Kitwe", dit-elle aujourd'hui avec amertume. Peu après la naissance du petit Jonathan, le patron du restaurant, un certain Cheng Yu, a disparu en laissant pour seul cadeau un vieux téléviseur Sansui. Le mari de Vivien, froissé par l'épisode, a refusé que l'enfant vive sous leur toit. Et l'ambassade de Chine, à Lusaka, n'a jamais répondu aux sollicitations de la jeune femme. Si bien que Jonathan vit avec ses grands-parents dans un village éloigné, dont les moustiques lui ont inoculé le paludisme. Il ne voit sa mère qu'une fois par mois.

La Chine a longtemps considéré la Zambie comme la vitrine de sa bonté envers les peuples d'Afrique. En 1970, six ans après l'indépendance de la colonie britannique, Mao Zedong a envoyé 25 000 compatriotes pour construire le Tanzam (Tanzanie-Zambie), ce chemin de fer de 1 870 km entre les deux capitales, Dar es-Salaam et Lusaka, qui a désenclavé le pays et lui a permis d'exporter son cuivre sans passer par l'Afrique du Sud de l'apartheid. Le projet a été inauguré en grande pompe six ans plus tard et les Chinois sont repartis. Vers la fin des années 1990, ils sont revenus, mais cette fois sans autre idéologie que de développer leurs affaires, dans l'agriculture, le commerce et surtout les mines de cuivre, à Chambishi, dans la région du cuivre, la Copperbelt. Officiellement, il y a 3 500 Chinois dans le pays, mais l'opposition affirme qu'ils sont 80 000. Et les choses sont en train de mal tourner : la Zambie est devenue le pays où le sentiment antichinois est le plus fort de toute l'Afrique.

C'est ce dont s'est rendu compte l'ingénieur Ma Jong, 40 ans, en pénétrant à la mi-juin 2008 dans le tribunal du township de Chambishi, qui abrite tant bien que mal 7 000 personnes en contrebas de la mine. Il est accusé d'avoir sévèrement battu, deux semaines plus tôt, un mineur qui était aussi délégué syndical, Richard Sinkala. Ce dernier se serait plaint de ce que la société chinoise propriétaire de Chambishi, la China Nonferrous Metal Industry's Foreign Engineering & Construction (NFC) ou sa filiale NFC Africa Mining, n'ait pas payé de compensation suffisante après la mort d'un ouvrier. Face au juge, Ma Jong, hagard, ne bénéficie que du soutien de son traducteur. Le reste de la salle, une centaine de mineurs et d'habitants de Chambishi debout ou entassés sur des bancs de bois, lui est hostile et se met à siffler lorsque l'accusé pose cette question au plaignant : "Où sont tes témoins ?"


Un Chinois en prison

Un des témoins, justement, aurait vu l'ingénieur chinois saisir l'ouvrier africain par la ceinture à la sortie de l'autobus et le conduire ainsi en direction de son bureau. C'était l'équipe de nuit, les autres bureaux étaient déserts. C'est là que le tabassage en règle aurait eu lieu mais d'abord, selon Richard Sinkala, l'accusé aurait allumé une cigarette et demandé : "Tu sais qui je suis ? – Non. – Alors tu vas bientôt le savoir."

Or ce témoin n'a pas répondu à la convocation du tribunal. Un soupir de désespoir parcourt la salle lorsque le greffier crie en vain son nom dans la salle ainsi qu'au dehors, où tous ceux qui n'ont pas trouvé de place attendent le verdict sous un soleil de plomb. "Encore de l'intimidation des Chinois, glisse un mineur du nom de Gilan. Richard est le premier à oser porter plainte, mais nous avons tous été battus par les Chinois une fois ou l'autre. Ils sont très nerveux, très colériques." Richard Sinkala, en effet, n'a pas froid aux yeux. " NFC Mining m'a offert de l'argent pour que je me taise, dit-il, mais j'ai refusé. Je veux que M. Ma soit renvoyé en Chine." Sa seule preuve tangible est un dossier médical établi la nuit de l'incident. Ma Jong nie en bloc et sa déposition doit être interrompue. Le juge a encore une dizaine de divorces à prononcer ce jour-là et quelques cas de bagarres de rue à éclaircir. Il est obligé de remettre l'audience à la semaine suivante. Là, coup de théâtre : il ordonne la mise en détention de l'ingénieur chinois, afin d'être certain qu'il se représentera. Explosion de joie dans la salle : c'est la première fois qu'un Chinois va passer quelques nuits dans la prison de la ville.

Davy Simfukwe, le juge, s'est en quelque sorte spécialisé dans les affaires sino-zambiennes. Ce qui n'est pas facile. Après l'audience, à la question de savoir s'il subissait des pressions, il s'est contenté de sourire. Quelques jours plus tard, il devra instruire le procès de six ouvriers zambiens du chantier de la fonderie chinoise de cuivre CCS. Ils sont accusés d'avoir brûlé un camion et fait pour 150 000 euros de dégâts lors d'une grève début mars 2008. Les 500 ouvriers zambiens, payés moins de 75 euros pour 29 jours de travail par mois, s'étaient alors battus à coups de pierres contre leurs 200 contremaîtres chinois et avaient même brièvement pris en otage l'un de leurs patrons asiatiques. Ils ont tous été licenciés, puis réengagés après d'intenses négociations, à l'exception de quelques dizaines parmi lesquels CCS tente d'identifier des meneurs pour lesquels la compagnie chinoise va demander une lourde condamnation.

Mais la plus grosse affaire, à Chambishi, ne sera jamais portée devant le tribunal. C'est en quelque sorte le péché originel des Chinois sur place. En avril 2005, une explosion souffla les 52 ouvriers zambiens de l'usine de dynamite BGRIMM, elle aussi propriété du géant étatique NFC. Il n'y eut aucun survivant. A parcourir les rues terreuses de Chambishi, il semble que chaque famille y a perdu un fils ou un neveu. Celui de la tenancière du restaurant Lion ; celui du patron du magasin de meubles Cholynda, ou encore Howard, le fils aîné de l'électricien Bill Sinyangwa. "Le président a vendu le pays aux Chinois, lâche ce dernier, interrogé sur le pas de sa porte. Et il nous a vendus en même temps."

Montée de l'hostilité

De l'usine de dynamite, il ne reste qu'une publicité absurde sur un panneau rouillé au bord de la route : "BGRIMM transforme vos cailloux en or", et un petit mémorial au milieu des tombes. Si l'on rassemble les pièces du puzzle, on se demande pourquoi l'usine n'a pas explosé plus tôt. Les ouvriers étaient choisis à la journée parmi la foule de jeunes chômeurs qui se présentaient chaque matin devant le portail. Ils n'étaient pas formés pour manipuler des produits à haut risque et travaillaient à cinquante dans une pièce prévue pour quinze personnes. Ils n'étaient pas fouillés à l'entrée pour s'assurer qu'ils n'avaient ni allumettes, ni briquet, ni téléphone dans les poches – un téléphone portable a été retrouvé parmi les lambeaux de chair après le drame. Et surtout, les liquides inflammables et les détonateurs étaient manipulés au même endroit.

L'enquête sur les responsabilités de la compagnie chinoise n'a pas abouti. Celle-ci s'est contentée de payer 48 millions de kwachas (9 500 euros) par victime, un montant jugé ridicule par les familles qui tentent de rouvrir le procès. "Il nous faudrait un peu d'argent et de bons avocats", soupire Emmanuel Kasongo, président du comité des familles.

Faute de se poursuivre en justice, l'affaire dégénère dans la rue. A la suite de l'accident, des marches de protestation et des grèves ont été organisées. A plusieurs reprises, les habitants de Chambishi ont bloqué la route provinciale, celle qu'empruntent chaque jour des centaines de camions qui transportent le minerai de la Copperbelt au port de Durban, en Afrique du Sud. A une occasion au moins, la police zambienne a tiré dans la foule et a fait d'autres victimes.

De fait, face à la montée de l'hostilité contre les Chinois, les autorités zambiennes prennent sans hésiter le parti des investisseurs asiatiques. Venu comme chaque mois inspecter avec satisfaction les projets chinois dans la Copperbelt, Felix Mutati, ministre de commerce et de l'industrie, nous a déclaré ceci, sans descendre de sa jeep de luxe : "Cette histoire d'explosion reste confuse pour nous tous. Mais ce qu'il faut, c'est changer de mentalité, commencer à travailler 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24, faire des sacrifices pour construire le pays. Les gens ici sont capables de passer dix ans au chômage et, quand un investisseur chinois vient leur proposer du travail, la première chose qu'ils font, c'est la grève !"

Les propos du ministre méritent une petite explication. Les mines de cuivre en Zambie ont été développées au temps de la colonisation britannique, sur un modèle de capitalisme paternaliste qui rappelle celui de Michelin à Clermont-Ferrand : les mineurs étaient correctement payés et étaient représentés par des syndicats compétents qui négociaient chaque année des avantages supplémentaires. L'entreprise s'occupait de tout : hôpitaux, écoles, équipes de sport, espaces verts. Au fil des ans, l'augmentation du nombre de fournisseurs et de sous-traitants des mines a fini par industrialiser certaines villes du pays. Des compétences locales impeccables ont été développées, si bien qu'en théorie, le système pouvait continuer de fonctionner à la nationalisation des mines, après l'indépendance. Ce qu'il a d'ailleurs fait jusqu'à ce que l'effondrement des prix du cuivre, après d'importantes découvertes en Amérique du sud et la mauvaise gestion publique, mette les mines zambiennes en situation de faillite. Obéissant à la lettre aux injonctions du FMI et de la Banque mondiale, le gouvernement de Lusaka a privatisé d'urgence et pour une bouchée de pain la plupart de ces exploitations à la fin des années 1980. Ce fut une catastrophe : certains investisseurs se sont contentés de mettre tout le monde au chômage et de démonter les installations pour les revendre aux ferrailleurs.

Négociations difficiles

Tel était le paysage lorsque les Chinois sont arrivés en 1998 à Chambishi, où la mine était fermée depuis plusieurs années. Incontestablement, ils avaient de grands projets et les moyens de les réaliser. Ils sont apparus comme des sauveurs mais ont tout de suite posé leurs conditions : de nombreux visas pour leurs travailleurs et contremaîtres chinois, des salaires très modestes pour les autochtones, pas de syndicats, des impôts au plancher, des comptes à ne rendre qu'à la maison-mère à Pékin et à la rigueur au président zambien.

Après plusieurs années et pas mal d'incidents, le management chinois de la mine a été forcé de s'asseoir en face de l'une ou l'autre des trois centrales syndicales zambiennes. "Je n'ai jamais vécu de négociations si difficiles, témoigne Agnès Bwalya, syndicaliste et membre du conseil communal de Chambishi. Les Chinois changent tout le temps de délégation, pour traîner en longueur. Ils n'envoient que des gens qui n'ont aucun pouvoir de décision. Ils multiplient les sociétés pour réduire à zéro le résultat obtenu lors des discussions précédentes. Au fond, ils ne lâchent rien et, si le système devient trop contraignant, ils licencient et ont recours au travail temporaire." Les négociations étaient justement dans les limbes au moment de l'explosion de violence en mars 2008 sur le chantier de la fonderie CCS. Et c'est aussi le chantier de CCS que devait visiter le président chinois Hu Jintao lors de sa tournée africaine de janvier 2007. Il a dû renoncer au déplacement dans la Copperbelt en raison de possibles troubles sur place : c'est le pire camouflet reçu à ce jour sur le continent africain par un dirigeant chinois.

Comme les autres syndicats, Agnès Bwalya a tenté de négocier des hausses de salaire ou des jours de congé, mais elle a aussi tenté de convaincre NFC Africa Mining de faire quelques gestes pour le township de Chambishi. Les Chinois, au nombre d'un millier environ, vivent dans un camp retranché et confortable à l'entrée du village. Le reste est constitué de baraques de brique et de tôle : les seuls bâtiments en dur sont les églises évangélistes. "Nous leur avons demandé un abri pour que leurs 2 000 employés zambiens ne souffrent pas de la pluie quand ils attendent le bus qui les conduit à la mine, dit-elle. Cela a pris quatre ans de négociations !" En dix ans, le management chinois a également accepté d'offrir un seul petit terrain de jeu pour enfants et a goudronné une route sur 1 kilomètre.

"Ce sont des efforts énormes", estime sans rire le préfet de Chambishi, Maxwell Kabanda, avant de se lancer dans un long plaidoyer en faveur des patrons chinois. "Et vous savez, ajoute-t-il, il n'est pas très poli de demander à des gens qui viennent vous aider de vous aider encore plus."

La flambée des prix du cuivre (jusqu'à 5 500 euros la tonne, soit une augmentation de 400 % en quatre ans, avant la chute récente due à la crise financière) rend pourtant les opérateurs généreux. A Luanshya, 30 km au sud de Chambishi, la société britannique ENYA Holdings qui a racheté la mine il y a quatre ans a construit pour les habitants une piscine olympique, des terrains de sport, fait fonctionner gratuitement l'hôpital de la ville ainsi que les écoles, fournit des livres, des ordinateurs, rénove des églises, offre des bourses aux étudiants talentueux, etc.

L'une des difficultés des Chinois en Zambie est qu'ils opèrent dans un pays plus démocratique que le leur. A Lusaka, la presse est relativement libre et l'opposition a failli remporter l'élection présidentielle en 2006 avec pour programme : "China, go home !" A l'été 2008, une commission de parlementaires dirigée par un membre éminent de l'opposition, Given Lubinda, a voulu tout savoir sur le projet-phare des Chinois dans le pays : une immense zone économique libre à Chambishi, censée attirer 150 entreprises chinoises et créer 6 000 emplois locaux. Des dizaines de paysans zambiens ont déjà été expulsés de leur terre pour ce projet – sans compensation. Les parlementaires ont été reçus avec tous les honneurs et beaucoup d'alcool fort par les deux patrons de NFC, Luo Xingeng et Gao Chang, lesquels ont refusé de parler au Monde 2. "Nous n'avons pas réussi à éliminer le soupçon que cette zone ne va rien développer du tout, juste protéger les bénéfices des filiales déjà installées de la NFC", devait avouer, par la suite, un Given Lubinda dépité. Et cela au moment où la Zambie réforme sa loi fiscale afin d'augmenter les taxes sur la production de cuivre par les compagnies étrangères.

Dans les mains du président

"La Zambie est en train de devenir une province – non, un district ! – de la Chine, s'emporte dans son bureau de Lusaka le leader de l'opposition Michael Sata. Et aucun ministre ne peut faire quoi que ce soit contre l'immoralité des Chinois, tout est dans les mains du président." Quelques semaines après cet entretien, le 19 août 2008, le président zambien, Levy Mwanawasa, 59 ans, est décédé dans un hôpital parisien des suites d'une attaque cérébrale. Les élections pour lui trouver un remplaçant auront lieu le 30 octobre, que l'opposition a des chances de remporter – Michael Sata est candidat – et qui seront suivies de près à Pékin. Pour ce qui est du tribunal de Chambishi, la Chine est rassurée : l'ingénieur Ma Jong a été relâché par manque de preuves, et Richard Sinkala définitivement licencié par la mine. Joint récemment au téléphone, il ajoute qu'il a été expulsé de chez lui avec femme et enfants faute de pouvoir payer le loyer et n'a aucune chance de retrouver du travail : "Toutes les sociétés ici sont chinoises", explique-t-il.


Serge Michel

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