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Comment la Chine vend, prostitue et torture les réfugiés nord-coréens
Par Jacqueline Rémy et N.C. Heikin*
Pour échapper à l'enfer du dictateur Kim Jong-il et gagner la Corée du Sud, il faut passer par la Chine. Mais Pékin soutient le despote voisin et maltraite les milliers d'hommes et de femmes qui y trouvent refuge. Témoignages.
Lorsque la famine s'est abattue sur la Corée du Nord, en 1994, 700 000 personnes auraient alors trouvé la mort et des milliers de réfugiés ont tenté de fuir à la misère et la terreur politique. Or, une fois passés de l'autre côté de la frontière, en Chine, si certains transfuges parviennent à échapper aux filets de la police et de la délation grâce à la population d'origine coréenne qui vit là, beaucoup sont traqués et reconduits en Corée du Nord, au mépris des règles humanitaires internationales. De retour chez eux, ces réfugiés sont condamnés au mieux à de longues peines d'emprisonnement, souvent à l'exécution sommaire. " Il n'y a pas si longtemps, ils étaient exécutés sur place, à la frontière, précise le sinologue Jean-Philippe Béja. Les Chinois leur ont demandé de faire ça plus loin. " Ceux qui sont parvenus à fuir ne doivent leur survie qu'au fait d'avoir été vendus comme esclaves ou comme prostituées. Il leur a fallu une folle détermination pour quitter leur pays, sachant que leur départ vouait au camp de concentration leur propre famille, inéluctablement jugée coupable d'avoir laissé partir l'un des siens. Il leur a fallu ensuite un courage incroyable pour fuir leur nouvelle condition d'exploités en Chine afin de parvenir, parfois, jusqu'en Corée du Sud.
" Il faut que le monde sache ", répètent ceux qui osent témoigner.
Shin Lee, mariée de force
Avant ce jour de 1997 où elle a fui son pays, Shin Lee, chanteuse, se maquillait soigneusement, serrait sa robe autour d'elle et montait sur scène, armée de son sourire, pour psalmodier : " Comment répandre ce beau riz ? " ou bien " J'ai massacré 100 Américains, je suis devenu un héros ". Certes, on lui reprochait d'avoir une voix un peu trop " capitaliste ", la privant de la scène nationale, mais, localement, elle savait incarner le communisme et honorer le grand leader qu'elle considérait, dit-elle, " comme un dieu ".
Un soir, sa mère a reçu une lettre de son aînée : elle avait gagné la Chine. Dès le lendemain matin, Shin Lee, sa mère et sa soeur se mettent en route à leur tour. " A partir du moment où ma grande soeur avait franchi la frontière, explique-t-elle, toute la famille était condamnée à s'échapper ou à se retrouver internée en camp de concentration. "
L'homme qui avait fait passer la soeur de Shin Lee en Chine leur propose de les emmener la retrouver. " En réalité, ma grande soeur avait été vendue à des gens qui faisaient du trafic avec les Chinois, mais nous ne le savions pas. " Shin Lee, sa mère et sa soeur de 18 ans acceptent son aide.
Une fois en Chine, les trois femmes, naïves, croient leur guide lorsqu'il disparaît en promettant qu'il va chercher l'aînée. " Au bout de quelques jours, on nous a dit de fuir, car la police était à nos trousses. C'était un mensonge. Nous étions déjà vendues aux trafiquants, alors que nous n'imaginions même pas que ce genre de commerce pouvait exister. " La mère, qui avait 50 ans, est alors isolée de ses deux filles. " On nous a mises dans un taxi, j'ai pleuré, supplié, mais personne n'est venu à notre secours. " Shin Lee et sa soeur, impuissantes, sont à leur tour séparées, puis mariées de force à des Chinois bien plus âgés qu'elles. Elles comprennent aussi que leur soeur aînée a subi le même sort.
" Je suis restée pendant des jours sans manger, raconte Shin Lee. J'ai offert à mes maîtres tout mon argent pour qu'ils rachètent ma mère, qui est finalement venue habiter chez nous. Je suis tombée tout de suite enceinte. " Shin Lee a vécu " cinq ou six ans " en Chine. " J'ai vu beaucoup de réfugiés nord-coréens vendus. Toutes les femmes étaient dans ma situation. Dans mon village, qui n'était pas si grand, il y en avait trois ou quatre. Elles ne pouvaient rien dire, sous peine d'être maltraitées. "
L'homme qui a acheté Shin Lee boit et la bat tant qu'elle finit par s'enfuir. " Mais on m'a rattrapée. " Un jour, elle assiste au retour d'une autre fuyarde qui, comme elle, avait espéré quitter le village. " Son mari l'a attachée à sa moto, raconte-t-elle. Puis il l'a traînée, toute nue, comme un chien, dans le village. Elle était en sang. Elle ne ressemblait plus à une personne humaine. Mon mari m'a prévenue que je subirai le même traitement si je recommençais. Personne n'a eu pitié d'aucune d'entre nous. Une Coréenne de 16 ans sur le point d'accoucher a eu une hémorragie si grave que le médecin a demandé à la famille qui il fallait sauver, la mère ou l'enfant. Tout le monde se fichait de la mère. Finalement, elle a survécu, mais elle est restée paralysée au-dessous de la ceinture, végétant comme une morte-vivante. "
Quand les femmes sont mariées de force ou livrées à la prostitution, les hommes coréens, eux, sont vendus comme esclaves. Ils travaillent dans les champs pendant des mois, mais, au moment de les payer, leurs maîtres menacent de les dénoncer comme clandestins.
Détruite à la perspective de devoir passer sa vie à se cacher, sous les regards de ses enfants, Shin Lee réunit un jour tout son courage pour filer et se réfugie à l'ambassade de Corée du Sud à Pékin. Elle vit aujourd'hui, enfin libre, à Séoul, et serait presque heureuse si elle n'était hantée par le souvenir de son père. Divorcé, lui aussi avait tenté de quitter la Corée du Nord, mais il s'est fait prendre. " J'ai entendu dire qu'il était mort lors d'un interrogatoire. "
Young Hoon-choi, emprisonné et drogué
Les Chinois ont arrêté ce Sud-Coréen en 2003, alors qu'il essayait d'aider une centaine de réfugiés à gagner la Corée du Sud ou le Japon par la mer. Condamné à cinq ans de réclusion, ce militant des droits de l'homme a passé trois ans et onze mois dans les prisons chinoises, tandis que ses protégés étaient renvoyés en Corée du Nord. Dix jours après sa sortie, au printemps 2006, il témoigne : " La prison chinoise, c'est simplement l'enfer. Nous travaillions dix-huit heures par jour, au lieu des quatre prévues par la loi. Nous fabriquions des fleurs en papier pour en faire ces bouquets de mariage que les Chinois exportent, ironie de l'histoire, en Corée du Sud. " Quand le rythme de travail n'est pas assez soutenu aux yeux des matons, le chef des détenus est puni puis il punit à son tour les autres prisonniers : on les prive de nourriture, on les bat. Un jour que Young Hoon-choi ne se montrait pas assez productif, il fut déshabillé et pendu nu au plafond de l'atelier pendant une demi-heure. " Nous étions espionnés par des caméras en permanence, même aux toilettes. "
On lui avait aussi injecté des psychotropes, enfermé dans un hôpital, à la merci d'un gang de prisonniers de droit commun censés le " surveiller ". " A tour de rôle, accuse-t-il, ils m'ont battu pendant vingt-quatre heures d'affilée. "
Byeon Ok-sun, sauvée par son frère, exécuté à son tour
La famine frappait depuis trois ans. Les ouvriers ne recevaient plus les rations qui leur servaient de salaire jusqu'alors, quand Byeon Ok-sun partit avec son père dans les bois, comme tous les jours depuis que la famine sévissait, chercher des écorces, des racines et des herbes pour se nourrir. Quand elle rentra le soir, transie de froid, trempée par la pluie, elle se mit à trembler. La fièvre typhoïde. A la fin, elle était si malade que ses parents l'ont reléguée dans un coin par terre, dit-elle, " en attendant la mort ".
Quand son frère aîné, qui était marié et vivait de son côté, vint chez ses parents et découvrit sa soeur inconsciente, il décida de l'emmener de l'autre côté de la frontière pour tenter de la sauver. Ni les uns ni les autres n'avaient de quoi acheter des médicaments.
" Mes deux frères m'ont portée à tour de rôle sur leur dos, l'une de mes soeurs les a accompagnés. A notre arrivée en Chine, j'ai reçu un traitement pendant un mois. Quand j'ai repris conscience, j'étais seule avec une vieille femme. Mes frères étaient partis travailler pour payer les médicaments. Puis nous sommes allés dans un village où nous avions un contact. C'était un couple âgé, la femme était médecin. " Ces Chinois refusent de les abriter tous les quatre. Trop dangereux. Trop voyant, quand, à tout moment, on risque de se faire repérer par les autorités locales.
Le vieux couple de Chinois qui a hébergé Byeon Ok-sun l'a exceptionnellement bien traitée. " Je me suis occupée des moutons, la dame m'a appris quelques rudiments de médecine vétérinaire... Jusqu'au jour où quelqu'un a dénoncé aux autorités ma présence chez eux. Quand on l'a su, je suis partie pour qu'ils n'aient pas d'ennuis. J'ai commencé à travailler clandestinement dans l'arrière-cuisine d'un restaurant pendant deux ans, en dormant dans la réserve. " Un jour, la jeune fille est parvenue à contacter une ONG qui l'a aidée à fuir en Corée du Sud.
" J'ai eu une chance exceptionnelle, car, en Chine, la sécurité des réfugiés est constamment menacée. Si on se fait prendre, on est reconduits de force de l'autre côté. "
Pendant son séjour là-bas, Byeon Ok-sun a appris que son frère aîné était retourné en Corée du Nord, à cause de ses parents et de ses petits frères et soeurs, dont il se sentait responsable. Il leur a rapporté de la nourriture. Une fois là-bas, il décida de devancer l'arrestation qui le menaçait en allant confesser sa faute, dans l'espoir d'échapper à un châtiment trop sévère. " Il a été exécuté, murmure-t-elle. Je me sens coupable. " Sans nouvelles directes de ses parents, ni de son frère cadet, Byeon Ok-sun a entendu dire qu'ils avaient été internés dans une sorte de camp. " A cause de mon frère, à cause de notre fuite en Chine. "
Kim Cheol-woong, pianiste, battu et torturé
Né en 1974, Kim Cheol-woong est le fils d'un officiel du Parti et d'une professeur d'université. Un privilégié, donc. Dès l'âge de 8 ans, il a été admis dans la prestigieuse académie de musique et de danse. " Hélas, raconte Kim Cheol-woong, dans ce pays, les individus ne choisissent pas leur destin. Le pays décide pour eux. Six cent soixante-dix enfants étaient candidats. Ils n'en ont pris qu'un, moi. " Sur des critères très spéciaux : " Ils ont examiné la taille de mes parents, leur bagage génétique, leur beauté, et leur fidélité à Kim Il-sung et à Kim Jong-il. " Une fois à l'école, l'enfant subit un bourrage de crâne idéologique. " En Corée du Nord, un musicien est censé assurer la promotion du régime et démontrer la supériorité du système. Cela me paraissait normal, je ne savais pas qu'il existait d'autres mondes. Nous pensions que la musique que nous jouions était la seule possible et que nous étions les meilleurs. "
Le doute commence à germer dans le cerveau formaté de Kim Cheol-woong quand il part étudier en Russie de 1995 à 1999. De retour en Corée du Nord, il a du mal à supporter de rester cantonné à la musique officielle. Un jour, en 2001, amoureux d'une fille, il décide, en guise de cadeau, de lui jouer un morceau de Richard Clayderman. " Quelqu'un m'a entendu et m'a dénoncé aux autorités. On m'a demandé d'écrire une autocritique de 10 feuillets. "
Cet incident le décide à fuir. Il hésite pendant trois jours. " Je n'avais pas de contact en Chine. C'était l'hiver. Je suis allé jusqu'à la frontière. J'avais emporté 2 000 dollars que j'ai donnés à la patrouille de douaniers et ils m'ont aidé à passer en Chine en traversant la rivière. " Il arrive dans un village habité par une ethnie chinoise d'origine coréenne. " Quand j'ai poussé la porte et annoncé que j'étais pianiste, diplômé de la Pyongyang Music University, les Chinois étaient si ignorants qu'ils m'ont demandé ce qu'était un piano. J'ai vite compris qu'ils s'intéressaient plus à ma force physique qu'à mes talents de pianiste. Je suis devenu un domestique. J'étais nourri et logé en échange de mon travail aux champs. "
Très vite, Kim Cheol-woong ne supporte plus de rester dans cette maison. " Partout, des policiers chinois traquaient les réfugiés. J'ai fui dans la montagne, à 1 000 m d'altitude. J'étais gelé, j'aurais dû protéger mes mains, mais je ne pensais qu'à survivre. J'ai réussi à travailler comme bûcheron pendant sept mois. Un copain, réfugié comme moi, m'a raconté que, à l'église, il y avait un piano. Quand les Chinois m'ont entendu jouer, ils m'ont demandé de rester, ce que j'ai fait. C'est ainsi que j'ai fini par rencontrer des missionnaires sud-coréens qui m'ont aidé à gagner Séoul. "
" Je veux surtout témoigner du traitement que j'ai subi de la police chinoise, qui ne respecte absolument pas les droits de l'homme. J'ai été arrêté à Naemonggo, en Chine, et remis aux autorités nord-coréennes. Mais, avant, les Chinois m'ont torturé pour que j'avoue ma nationalité. J'ai été pendu par les pieds pendant quatorze heures, et battu. J'avais si peur qu'ils m'abîment les mains que je les tenais serrées au creux des aisselles pendant qu'ils me frappaient. Ils m'ont torturé à l'eau et à l'électricité. Ce n'est pas racontable. Le pire, c'est qu'ils avaient aménagé un camp de rétention pour les réfugiés nord-coréens. Là, ils avaient des chiens à qui ils ordonnaient de nous attaquer... "
Kim Cheol-woong, après sa deuxième évasion, est parvenu à traverser de nouveau la frontière chinoise. Il a rappelé les missionnaires qui, cette fois, l'ont accompagné jusqu'à l'avion pour Séoul. S'il a accepté de témoigner, dit-il, c'est pour que le monde sache à quel point les droits de l'homme sont bafoués en Corée du Nord. Mais aussi en Chine, bien que Pékin ait ratifié la convention de l'ONU sur les réfugiés.
* Kimjongilia, le long-métrage du réalisateur N.C. Heikin sur ces témoignages accablants de la barbarie nord-coréenne et chinoise sortira en décembre prochain. Les photos qui illustrent ce dossier en sont extraites.
© 2008 Marianne. Tous droits réservés.
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