jeudi 18 décembre 2008

30 ANS DE RÉFORMES - Le Xinjiang, dernière frontière de l'empire du milieu

Les Echos, no. 20324 - L'enquête, jeudi, 18 décembre 2008, p. 9

La Chine célèbre cette semaine les trente ans de son ouverture économique. Une ouverture dont le grand ouest du pays est resté à l'écart. Mais c'est dans cette direction que le pouvoir central porte aujourd'hui ses efforts de développement. Et en particulier vers le Xinjiang, peuplé de musulmans turcophones, à 3.500 kilomètres... et quelques années-lumière de Pékin.

Une mosquée kirghize, dans la région de Subash. Aux confins de la Mongolie, du Kazakhstan, du Pakistan, la population du Xinjiang compte 46 minorités musulmanes.

De loin, on aperçoit d'abord un petit minaret au pied de la montagne, puis les murs en torchis d'un village aride, perché à 3.800 mètres d'altitude. Un vieil homme coiffé d'un traditionnel haut-de-forme « ak-kalpak » lance son chien après deux chameaux égarés. Nuage de poussière. La cloche sonne la fin de l'école. Il est 12 h 30 à Subash, tout au bout du Xinjiang. L'heure de déjeuner. Dinara sert de généreux bols d'un thé salé au beurre de yack et raconte sa Chine... en kirghiz. Autour du poêle, personne ne parle le moindre mot de mandarin. Pas même les enfants, qui ne commenceront à étudier cette « seconde » langue qu'à l'âge de dix ans, s'ils ne quittent pas l'école avant.

Dinara a cinquante-trois ans et s'est rendue une fois à Kashgar, à cinq heures de route et deux barrages militaires de là. Elle n'est jamais allée dans la vallée suivante, qui s'arrête aux frontières avec le Pakistan et l'Afghanistan. « De l'autre côté, ce sont des Tadjiks », justifie-t-elle. Son fils est resté près d'elle pour élever des yacks. Les Chinois ? Elle en a déjà aperçu en visite en 4 × 4 aux marches de l'empire. « Ils pensent à nous », assure-t-elle. Avant l'hiver, chaque famille de Subash reçoit une aide de 850 yuans en liquide. « Et puis, on a l'électricité, CCTV [la télé d'Etat chinoise] et même le téléphone portable. »

Gisements de pétrole et de gaz

Pékin n'a pas oublié son Far West. Après avoir décidé, il y a tout juste trente ans cette semaine, d'ouvrir ses provinces côtières aux étrangers et au capitalisme, la Chine tente de développer son Grand Ouest, resté à l'écart de la spectaculaire croissance de l'est du pays. Cherchant à casser sa dépendance par rapport aux exportations et aux investissements étrangers, qui souffrent de la récession en Occident, le pays veut encourager la demande intérieure et multiplier les pôles de croissance dans ses territoires les plus reculés et souvent les plus hostiles. A 3.500 kilomètres de Pékin, le Xinjiang est au coeur de cette stratégie. « Depuis l'an 2000 et le lancement de la politique de développement de l'Ouest, la région autonome des Ouïgours du Xinjiang a reçu plus de 870 milliards de yuans d'investissements du gouvernement central et des entreprises d'Etat. Et ça s'accélère », détaille Ning Wang, la directrice de l'institut d'économie de la province, basé à Urumqi.

Depuis le hublot de l'avion survolant le désert du Taklamakan, juste avant d'atterrir à Korla, on mesure la « générosité » de Pékin. Des autoroutes parfaites, des rails et des pipelines gris quadrillent une terre vide balayée par de violents vents de sable. C'est que le sous-sol du Xinjiang est moins ingrat. La province abriterait 25 % des réserves de brut du pays et plus de 30 % des réserves de gaz recensées sur tout le territoire. « Attention ! Ici, nous sommes loin de Pékin. Il faut se méfier de la tendance des autorités locales à exagérer leurs performances », relativise un expert européen.

Cette année, la province devrait toutefois avoir produit plus de 24 milliards de mètres cubes de gaz naturel, acheminé, pour l'essentiel, jusqu'à Shanghai par un gazoduc de 4.000 kilomètres. En février, la région a lancé les travaux d'un second pipeline, qui alimentera, lui, la province industrielle du Guangdong. « En 2020, le Xinjiang sera le principal centre pétrolier et gazier de la Chine », assure régulièrement Wang Lequan, le puissant secrétaire général du Parti communiste de la région. « Dans deux ans, nous devrions réussir à afficher un niveau de PIB par habitant comparable à la moyenne nationale. Ensuite, nous voulons devancer les autres régions du Grand Ouest », explique Ning Wang, avant de détailler les implacables statistiques témoignant du recul de la mortalité infantile ou de l'enrichissement des populations les plus pauvres. « Tout ceci, c'est une chance bien sûr, mais aussi notre malédiction », souffle un Ouïgour de Kashgar, qui refuse de voir son identité citée. « Le Xinjiang a pris une importance géopolitique considérable pour le pouvoir central, qui ne cesse de renforcer son contrôle sur la province. Ils ont toujours un peu peur qu'elle lui échappe », souffle-t-il.

Colonisation démographique

Le Xinjiang - dont le nom signifie « nouvelle frontière » en mandarin - a toujours entretenu une relation complexe avec le pouvoir central chinois. D'abord annexée au XVIIIe siècle, la région, peuplée essentiellement de musulmans sunnites turcophones, a été officiellement intégrée à l'empire en 1884, avant qu'une éphémère République du Turkestan oriental ne profite du chaos dans le pays pour tenter l'indépendance en 1944. Cinq ans plus tard, Mao, tout juste victorieux à Pékin, et les troupes de l'Armée populaire de libération réintégreront le territoire dans le giron national.

Très mal implanté sur place, le Parti communiste a immédiatement lancé une vaste politique d'assimilation de la zone et lancé un processus de colonisation démographique organisé autour de corps de paysans-soldats, des structures nommées « bingtuan » en mandarin. Au début des années 1950, une centaine de milliers de soldats, venus de l'Est ou du Centre, ont ainsi été dépêchés sur place pour d'abord sécuriser les territoires, mais également pour enclencher leur développement économique. Soixante ans plus tard, ces « bingtuan » gèrent la vie de 2,6 millions de personnes, presque tous des Han. « C'est un véritable Etat dans l'Etat », résume Rémi Castets, un chercheur rattaché au Centre d'études des relations internationales (Ceri). Ces structures, qui dépendent directement du gouvernement central, disposent de leur propre police et de leurs cours de justice.

Dans la division numéro 22, une oasis verte à 50 kilomètres au nord-est de Korla, le « commandeur » Suo Fu Tuan Zhang tente de dégonfler le mythe. « Nous n'avons plus de fusils, lance-t-il dans un grand éclat de rire, mais des moissonneuses modernes importées d'Italie. » Accompagné d'une douzaine de personnes, il a tenu à descendre dans les champs pour montrer au visiteur étranger l'efficacité économique de sa gigantesque ferme où plusieurs villages de paysans exploitent, pour le « bingtuan », des champs de tomates cerises, de piments et de betteraves à sucre. « Nous faisons vivre 22.000 personnes ici. Les fermiers produisent. Nous nous occupons de tout le reste : la vente des légumes à nos usines de transformation, les routes, les problèmes d'irrigation... Nous avons même une école primaire, deux collèges gratuits et un centre médical. Ici, les revenus sont bien meilleurs qu'ailleurs », insiste Li Ming Qiang, le patron du Parti communiste de la division. Timidement, Mme Jing confirme. La troupe de visiteurs s'est invitée chez elle pour qu'elle témoigne de son bonheur. On sert du thé vert, des amandes et du raisin blanc du jardin. « J'ai une machine à laver et une Volkswagen Santana », sourit l'agricultrice, qui revendique des revenus annuels de 22.000 yuans. Une fortune dans le monde paysan chinois.

En dehors des « bingtuan », ce « bonheur » agace. Il ne profiterait qu'aux Han et pas aux populations musulmanes, qui se sentent dépossédées. Entre les deux communautés, le silence est glacial, le mépris permanent. « Me marier avec une Chinoise ? Mon père me tuerait, et puis ils mangent du porc ! », s'exclame un jeune chauffeur de taxi ouïgour de Kashgar, étonné de l'incongruité de la question.

Attentats « indépendantistes »

« Les Chinois sont très habiles et ont su profiter du développement. Ils contrôlent tout. Nous, les Ouïgours, nous n'avons pas su dépasser nos traditions pour nous joindre au mouvement », modère, dans un anglais parfait, un cadre, tout juste revenu de l'étranger. Il regrette le peu d'accent mis sur l'éducation dans les familles rurales et la réticence des musulmans à laisser leurs filles faire des études supérieures. « La situation est bloquée et il y a des extrémistes qui veulent que ça dégénère », explique le jeune homme, qui refuse de s'attarder sur la série d'attentats ayant visé des Han l'été dernier dans plusieurs villes de la province. Selon Pékin, 33 personnes ont été tuées dans ces « attaques indépendantistes ». Les forces de l'ordre ont, depuis, resserré leur contrôle sur la province et installé de multiples barrages le long des routes jugées sensibles. Sur la spectaculaire Karakoram Highway, la plus haute route bitumée du monde, il faut désormais régulièrement présenter des bons de passage, négociés à Kashgar, pour s'avancer jusqu'au Pakistan. Pour les poids lourds chinois gavés d'acier ou de ciment, les formalités sont plus rapides. Les quelques voitures de particuliers qui doivent s'arrêter plus longuement au check-point du lac Karakul font au moins le bonheur des habitants de Subash, situé à quelques kilomètres de là. « Ça permet de faire du commerce, sourit Dinara. C'est un début. » On reprend un peu de thé salé.

YANN ROUSSEAU

Encadré(s) :

La population du Xinjiang

Le Xinjiang - ou Région autonome des Ouïgours du Xinjiang, son nom officiel - couvre 1,6 million de km2. C'est l'équivalent de trois fois la France, et le sixième du territoire chinois. Il n'est habité que par 20 millions d'habitants, dont 11 millions de musulmans répartis en 46 minorités. Les Ouïgours (d'origine turque) constituent 46 % de la population. Les Han, la principale ethnie chinoise, en représenteraient aujourd'hui plus de 40 %, contre 6 % en 1949.

PHOTO - FREDERIC J. BROWN/AFP/Getty Images

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