jeudi 18 décembre 2008

30 ANS DE RÉFORMES - Canton, laboratoire de la Chine de demain

Le Figaro, no. 20025 - Le Figaro, mercredi, 17 décembre 2008, p. 2

Vue du sud de la Chine, aussi, « la Terre est plate ». Étonnamment, pour le tout-puissant patron du Parti communiste du Guangdong, le joli titre du best-seller de Thomas Friedman est devenu un slogan. Lors des dernières vacances de printemps, Wang Yang a recommandé à ses subordonnés de lire cet ouvrage culte sur la mondialisation. Et cet été, il a invité Friedman lui-même à visiter Canton et ce Sud qui tire l'économie chinoise depuis trois décennies. À l'heure où la Chine célèbre l'anniversaire des 30 ans des réformes, lancées par Deng Xiaoping fin 1978, Wang Yang fait figure de « voltigeur de pointe » du parti, de nouveau pionnier des révolutions à venir. C'est sous sa houlette que se dessine la Chine de demain. Que l'on expérimente les nouvelles figures qui permettront au monde de continuer à applaudir à cet incroyable numéro d'équilibrisme entre ouverture économique et conservatisme politique.

Pourquoi le Guangdong, et pourquoi Wang Yang ? Le sage Deng Xiaoping avait préféré le delta de la rivière des Perles à la frondeuse Shanghaï comme laboratoire des réformes. Il faut dire aussi que le modèle et l'argent de la prospère Hongkong étaient là, à toucher presque. Trois des quatre fameuses « zones économiques spéciales » - Shenzhen, Zhuhai et Shantou - sont situées dans le Guangdong. Et l'industrieuse province est devenue le grand moteur de la croissance chinoise. Elle assure 28 % des exportations de la Chine et plus de 12 % de son PIB. Dans sa rafraîchissante étude Si le Guangdong était un pays..., Stephen Green, analyste à la Standard Chartered Bank, montre que la province serait alors la 14e économie mondiale, ramenée en parité de pouvoir d'achat... Et avec un PIB passé devant celui de Singapour, le deuxième « petit dragon d'Asie » derrière la Corée. Seulement voilà, le modèle patine un peu.

Le Guangdong comme champ d'expérimentation des réformes pour les trente ans à venir. Et Wang Yang derrière les éprouvettes. L'histoire raconte que l'homme a été remarqué par Deng Xiaoping lui-même en 1992, alors qu'il remontait de sa fameuse tournée dans le Sud pour relancer les réformes. Âgé de 36 ans, Wang était alors le jeune maire de la ville de Tongling, dans l'Anhui. Il venait d'écrire un article remarqué intitulé « Réveillons-nous ! », où il disait que « l'Histoire ne nous autorise pas à nous endormir dans le lit de l'économie planifiée ». Il y reprenait le slogan employé par maître Deng à la fin des années 1970, appelant à « libérer la pensée ». Depuis, le jeune cadre communiste, qui avait quitté l'école à 17 ans pour reprendre le poste de son père à l'usine, a fait son chemin. Il est aujourd'hui un poids lourd du parti, membre du Politburo et poulain du président Hu Jintao. Il fait partie du clan des tuanpai, anciens de la Ligue de la jeunesse communiste qui noyautent l'État-parti. Avant d'être nommé dans le Guangdong en 2007, il a brillé comme patron du PC de Chongqing, gigantesque ville de 30 millions d'habitants relevant directement de l'autorité centrale et à ce titre un autre laboratoire de réformes.

« Anarchique et inchangé »

Quand il a pris ses fonctions à Canton, Wang Yang a prononcé un discours dont les mots ont sifflé au-dessus des têtes des cadres locaux. Un constat sévère des limites actuelles du modèle de développement des Trente glorieuses. Il a pourfendu ce qu'on appelle les « PIBéistes », ces fondamentalistes du PIB et de « la croissance aveugle et à tout prix », ces cadres qui « gaspillent les ressources énergétiques, sacrifient l'environnement et les droits des travailleurs ». Il a dépeint un mode de développement « anarchique et inchangé ». En clair, Wang Yang en a assez des ateliers de chaussures crasseux et des usines chimiques polluantes. Il veut du high-tech, du « vert », de la forte valeur ajoutée. Le contraste se lit déjà dans le paysage. Dongguan, dans la grande banlieue de Canton, offre le visage classique du fameux « atelier du monde » inondant l'Amérique et l'Europe de jouets, vêtements, électronique grand public. Une demi-heure de train rapide plus loin, les avenues aérées de Shenzhen alignent les sièges plus design d'entreprises de télécommunications ou d'informatique.

Conflits entre groupes d'intérêt

Entre-temps, la tempête économique mondiale est venue frapper les rivages du sud de la Chine. Des centaines d'usines ont déjà fermé, des dizaines de milliers de travailleurs migrants sont sur le pavé et les émeutes ont fleuri. Wang Yang a du mal à cacher sa conviction intime que cette crise est, sinon une bénédiction, au moins un accélérateur de l'Histoire. Dans une logique très darwinienne, elle va entraîner la disparition des faibles, la fermeture de cette myriade de PME dépassées et non compétitives. « Le mouvement était en cours, explique M. Fang Yu, numéro deux de l'Institut de modernisation stratégique de l'académie des sciences sociales du Guangdong, il va accélérer ce passage voulu du « made in China » au « créé en Chine », avec des entreprises moins polluantes, moins consommatrices d'énergie, maîtrisant leur technologie et leur marque ».

On a vu, il y a peu, un étonnant chassé-croisé de discours quand le premier ministre, Wen Jiabao, est venu visiter ce Sud économiquement chahuté. Il y a lancé un appel au sauvetage de ces PME qui forment 90 % du tissu industriel de la province. Wang Yang a évidemment acquiescé, en disant à peu près l'inverse la veille et le lendemain... Opposition ? Des divergences de vues, certainement, mais surtout une répartition des rôles. Wen Jiabao joue les pompiers sur le terrain social, tandis que Wang Yang continue à tracer le layon au coupe-coupe. Et les résistances, en cette fin d'année olympique sont nombreuses. Au niveau central, ce qui filtre laisse entrevoir des joutes serrées entre « réformateurs » et « conservateurs ». « Avec la crise, les libéraux ont pris un coup sur la tête, commente un observateur, ce qui expliquerait en partie les gages de fermeté que le pouvoir doit donner sur le Tibet et la réaction brutale contre la France. » Et au niveau local, « ce qui bloque aujourd'hui, ce n'est plus une faction d'extrême gauche comme dans les années 1970 ou 1980, explique le professeur Huang Weiping, directeur de l'Institut de recherche sur la politique chinoise contemporaine à l'université de Shenzhen, mais ce sont les conflits entre groupes d'intérêts, comme les fonctionnaires ou les entrepreneurs qui profitent du modèle ancien ».

Réformes toujours, donc, mais prudence. Tout laisse penser que le tandem Hu Jintao-Wen Jiabao, aux affaires jusqu'en 2012, va continuer sur sa lancée mais sans tenter d'accélérer le rythme. Et si Wang Yang a reçu pour mission l'expérimentation de la troisième vague de « libération de la pensée », cet élargissement doit être très encadré. Au printemps, le patron de Canton s'est vu demander de remettre un peu d'ordre, notamment dans les médias du Sud - au ton plus libre qu'ailleurs en Chine - qui s'étaient un peu trop enhardis. Il a même été obligé de préciser que Shenzhen n'avait pas vocation à devenir une « zone politique spéciale ». Et l'on retombe ici sur les contradictions chinoises. Comment développer l'innovation sans libérer les flux d'informations ? Comment construire un modèle équilibré de développement sans une vraie société civile et une presse assez libre pour servir de contre-pouvoir ? La corruption généralisée des cadres communistes locaux est la principale raison des tensions sociales, notamment dans des campagnes avec lesquelles les villes ne cessent de creuser l'écart de niveau de vie. L'amélioration de la condition des ruraux pour doper le marché intérieur est la grande antienne actuelle.

La démocratie en 2049

Les expériences « électorales » sont encore très timides. Dans la ligne du principe de « démocratisation au sein du parti » énoncée par Hu Jintao lors du XVIIe congrès, fin 2007, les procédures de sélection au mérite des cadres locaux se sont multipliées. Elles demeurent toutefois limitées au niveau le plus bas, celui du village. « Il n'y a pas de dogme, il faut que l'évolution politique réponde aux vrais besoins de développement du pays, répond très prudemment le professeur Huang Weiping. Si l'on regarde trente ans en arrière, les changements sont vertigineux. Je pense que l'on aura la même impression dans trente ans. Quelqu'un d'important a dit que la République populaire de Chine serait un pays démocratique quand elle fêtera ses 100 ans, ce qui nous mène en 2049 », dit-il en souriant et en allant chercher le livre de ce « visionnaire ». De son étagère, il redescend les oeuvres choisies de Deng Xiaoping.

De La Grange, Arnaud

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