L'impressionnante croissance de la Chine commence à s'essouffler. Une catastrophe pour Pékin. Le reste du monde peut lui aussi trembler.
«Tiens, regarde cette usine : elle est fermée. Il y avait 400 ouvriers... Et celle-là, ils étaient 600... Le patron, un Taïwanais, s'est enfui avec l'argent de tous les fournisseurs. Mais où aller le chercher maintenant, ce gars ? » Zhao Jun est bien amer en faisant visiter sa ville de Dongguan, l'une des principales cités-usines de la province du Guangdong, dans le sud de la Chine. On croyait la Chine à l'écart des grandes turbulences; eh bien, pas du tout ! Habituée à une croissance économique à deux chiffres, elle supporte mal le ralentissement en cours. Déjà, il y a de la casse sociale dans le Sud. Ce fléchissement est jugé suffisamment inquiétant pour que le gouvernement adopte un vaste plan de relance et procède à une baisse spectaculaire du taux directeur de la banque centrale. La Chine n'est pas menacée par une récession, mais par un ralentissement. Rien que cela est mal vécu.
Dongguan, cité aux bâtiments de carrelage blanc et vitres vertes ou bleues, compte plus d'un million d'usines de chaussures, d'électronique, de jouets, de vêtements... C'est là, dans la province du Guangdong, qui a attiré plus de 30 millions d'ouvriers des provinces du centre, que la réputation d'atelier du monde de la Chine a été forgée. Les choses ont commencé à se gâter avec l'appréciation du yuan (plus de 20 % face au dollar depuis 2005). L'augmentation du prix des matières premières et une nouvelle loi sur le travail, obligeant à prendre en compte l'assurance-vieillesse, la santé et le chômage des ouvriers, ont fait flamber les coûts de main-d'oeuvre de 30 à 40 %. Résultat, entre janvier et septembre, plus de 7 000 usines du Guangdong ont fermé pour se délocaliser au Vietnam, en Inde ou au Bangladesh, où les salaires sont moins élevés. Ce sont avant tout les investisseurs de Hongkong et de Taïwan, spécialistes des « usines tournevis », qui choisissent l'étranger. On prévoit une baisse des commandes de 40 % pour l'an prochain. Cette fois, les usines fragilisées ne pourront même plus délocaliser : elles feront faillite, entraînant avec elles la chaîne des fournisseurs et laissant sur le carreau des milliers d'ouvriers !
Violentes manifestations
« A Dongguan, on a des manifestations toutes les semaines. Un jour, les ouvriers, un autre, les fournisseurs impayés ! A la mi-octobre, les 600 ouvriers de l'usine taïwanaise ont même bloqué la route principale, explique un conseiller municipal. La police a interpellé quelques meneurs et le gouvernement a vendu tout ce qu'il a trouvé dans l'usine pour payer les salaires... » Les 6 500 ouvriers de l'usine de jouets Smart Union ont manifesté violemment à plusieurs reprises.
« Cette crise va éliminer les sociétés non compétitives », relativise David Chai, Taïwanais de 53 ans formé aux Etats-Unis et président de l'Association des investisseurs taïwanais (3 500 sociétés). David Chai, qui dirige également le groupe Maxim (jouets en bois, ballons et accessoires de mode exportés à 85 %), parie sur une reprise au second semestre 2009. « Nous continuons à bien vendre, dit-il. Pour survivre, il va nous falloir réduire les coûts et améliorer encore la qualité, pour devenir les meilleurs dans notre catégorie. » La Chine fait de la résistance.
La province du Guangdong déplore bien que 67 000 entreprises et usines aient fermé depuis le début de l'année, mais se félicite que près de 100 000 nouvelles aient été créées dans le même temps-une partie d'entre elles, d'ailleurs, sont d'anciennes sociétés qui ont rouvert en changeant de nom et réembauché à de plus bas salaires. Les autorités locales ne dramatisent pas.
« La crise économique que subit le Guangdong est une opportunité qui permet d'accélérer la transition que nous souhaitons vers une société de services et de hautes technologies », note le très officiel Quotidien du Sud (Nanfang Ribao) dans son édition du 24 novembre. « D'une certaine manière, les autorités chinoises semblent profiter de cette crise pour laisser se dérouler une sélection naturelle qui permettra de supprimer les entreprises non performantes », estime Pierre Mongrué, conseiller financier auprès de l'ambassade de France à Pékin.
Pour l'heure, la crise économique frappe principalement trois provinces où l'activité était le plus liée aux exportations : le Guangdong, le Zhejiang et le Shandong. « Nous avons près de 400 usines ou entrepôts disponibles », reconnaît Alice Wang, responsable d'une agence immobilière Century au centre de Dongguan. De nombreux petits commerces ont fermé aux alentours, preuve du ralentissement d'activité. Si certaines industries (électronique, métallurgie, énergie....) échappent au jeu de massacre, d'autres sont sinistrées. La moitié des fabricants de jouets et le tiers des usines de chaussures ont disparu cette année. La sidérurgie et l'automobile souffrent aussi, mais le problème le plus sérieux vient de la construction. Avant même le déclenchement de la crise financière mondiale, depuis mars, le bâtiment donnait des signes de faiblesse. La Chine a trop construit, trop vite. La restriction du crédit et la chute de la Bourse ont freiné les ardeurs des investisseurs. Aujourd'hui, nombre de logements ne trouvent plus preneur. Les prix de l'immobilier, qui avaient crû de manière vertigineuse de 2005 à 2007, ont baissé de 15 % en septembre et le nombre de transactions de 40 %. Ce qui n'est pas du tout anodin. La construction (un quart de l'investissement total) a été un pilier de la croissance accélérée de la Chine ces dernières années. Chaque livraison de logement entraîne des commandes de réfrigérateurs, de téléviseurs, de lave-linge, de meubles...
Dans le centre du pays, où le nombre d'entreprises exportatrices est réduit, on ne ressent pas encore véritablement les effets de la crise. « La Chine a une capacité d'absorption des chocs beaucoup plus importante qu'on ne le croit, soutient un diplomate. Le centre souffre d'un relatif isolement et n'est pas encore relié à tous les circuits de la mondialisation. Ce handicap pourrait devenir un atout et le protéger de cette crise. » D'autant que la Chine intérieure pourrait bien être la grande bénéficiaire du plan de relance (485 milliards de dollars) adopté par Pékin. Le plan, ambitieux-il engage près de 7 % du PIB-, portera pour l'essentiel sur les dépenses d'infrastructures qui manquent cruellement aux provinces du centre, les zones côtières étant beaucoup mieux pourvues.
Pékin s'inquiète du développement, plus rapide et profond que prévu, de la crise. Il redoute un effet domino des faillites, particulièrement dans la province du Zhejiang, l'une des plus riches de Chine (70 % des entreprises sont privées). Les banques chinoises, plutôt conservatrices, n'ont pas pris en pension beaucoup des « produits toxiques » inventés à Wall Street. Officiellement, pas plus de 10 milliards de dollars, soit 1 % des actifs. Elles ont tout de même réduit en partie leurs crédits ces derniers mois. En réaction, beaucoup de chefs d'entreprise se prêtent de l'argent entre eux ou se portent garants auprès des banques pour des collègues. Les autorités locales ne restent pas inactives non plus. Elles prêtent volontiers aux entreprises en difficulté pour leur permettre de passer un mauvais cap. Prudentes, elles récupèrent tout de même le passeport du PDG pour éviter sa fuite à l'étranger en cas de faillite !
Retour au pays
Officiellement, le chômage atteint 9 % de la population active (35 millions de personnes). Mais que valent ces statistiques ? Elles ne prennent pas en compte les mingong (les paysans migrants), estimés à 160 millions dans les grandes villes et les zones côtières, qui occupent l'essentiel des emplois d'ouvriers dans les chantiers et les usines. Pour l'instant, les autorités locales s'efforcent de désamorcer les revendications en payant d'emblée les arriérés de salaire lorsqu'un patron s'est enfui. Dans le Guangdong, une grande partie des ouvriers licenciés ont retrouvé un emploi, très souvent contre une diminution de salaire (parfois jusqu'à 30 %). Les responsables locaux ont tendance à fermer les yeux ces dernières semaines sur les règles du droit du travail. Plusieurs centaines de milliers de mingong, renonçant pour l'heure à trouver un emploi, ont décidé de rentrer dans leur campagne plus tôt que prévu. Début 2008, une terrible vague de froid avait bloqué tous les transports, dans le sud de la Chine, pendant plus de trois semaines, les privant de leurs retrouvailles familiales au moment du Nouvel An chinois. La plupart d'entre eux sont donc plutôt contents, cette année, de rentrer au pays. Beaucoup en profiteront pour voir s'ils peuvent tirer partie de la réglementation, entérinée début octobre, qui autorise les paysans à louer ou à vendre leur terre. « Les autorités du Hubei, explique un expatrié français à Wuhan, ont enregistré ces dernières semaines le retour de 1,4 million de migrants sur les 9 millions installés sur les côtes. Elles ne semblent pas très inquiètes pour l'instant quant à leur capacité à les absorber dans le cadre des grands projets d'infrastructures pour lesquels elles attendent des fonds importants. »
Parmi les mingong de la première génération qui refluent vers l'intérieur, beaucoup songent à ouvrir une entreprise, un restaurant ou une boutique avec une partie de l'argent épargné.
C'est le cas de Zhu Fujun, 34 ans, qui veut rentrer à Jinzhou, dans le Hubei, pour ouvrir un petit restaurant de nouilles. « On a fait nos comptes avec ma femme, qui est infirmière ici. Shenzhen, c'est trop cher et on a enduré trop de stress. Il est temps de rentrer au pays. La vie est moins chère là-bas. Nous avons déjà acheté un bel appartement de 110 mètres carrés, j'investirai la moitié de nos économies dans le restaurant et ma femme n'aura plus besoin de travailler. Elle pourra s'occuper de notre fille, qui a déjà 8 ans. » C'est exactement sur ce type de comportement que compte le gouvernement chinois pour relancer la consommation intérieure.
Pékin trésorier de washington
Le problème reste, en revanche, intact pour les derniers migrants, nés au début des années 90, qui occupent aujourd'hui la plupart des emplois en usine. Les voilà dans cette rue de Dongguan, assis sur le trottoir devant leur usine pendant la pause déjeuner. Sympathiques avec leurs rires clairs et leurs airs de grands adolescents, ils ressemblent en tous points aux jeunes des villes du même âge. Ils portent les mêmes jeans, ont aussi les cheveux décolorés et n'ont aucune intention de rentrer au village. Munis d'un téléphone portable, pianotant le soir dans les cafés Internet, ils ont mis en place des Bourses informelles du travail à l'échelle du pays. C'est à cette nouvelle génération de paysans-ouvriers que les autorités devront répondre après le Nouvel An chinois (25 janvier 2009), lorsque la course à l'emploi va redémarrer et que les places vont soudain paraître très chères...
Wen Jiabao, le Premier ministre chinois, en est parfaitement conscient : la sortie de l'hiver et le printemps 2009 (qui coïncideront avec les vingt ans de Tiananmen) seront très difficiles à gérer socialement et peut-être politiquement. Un sondage publié par le Quotidien du peuple le 15 novembre montrait que plus de 57 % des entrepreneurs chinois prennent la crise très au sérieux. Certains d'entre eux critiquent même le plan de relance, craignant qu'il ne renforce les pouvoirs de l'administration et n'encourage la corruption. Mais la masse de la classe moyenne et des nouveaux riches ne désespère pas. Sonnés par la chute des Bourses (Shanghai a perdu 70 % depuis janvier), 300 millions de Chinois essaient de se convaincre que la première grande crise de la mondialisation va ouvrir la porte à une nouvelle ère pour la Chine. La majorité reste optimiste et espère que la future décennie sera celle de la consolidation de la puissance chinoise face aux Etats-Unis, qui leur apparaissent aujourd'hui très affaiblis... Tandis que les Etats-Unis croulent sous les déficits, la Chine tient bon. C'est même Pékin qui finance Washington. Les Chinois aimeraient bien d'ailleurs monnayer ce soutien contre une levée de l'embargo sur les ventes de hautes technologies. Ils ne supporteront pas, en tout cas, que le libre-échange mondial soit remis en question. Car, même si la crise mondiale l'oblige à chercher sa croissance à l'intérieur du pays, la Chine reste largement tributaire de ses exportations. Et, après tout, si elle reste le dernier bastion de la croissance, le monde ne peut qu'en profiter...
Encadré(s) :
La chine en 2008
Population 1,310 milliard d'habitants
Langues : le mandarin coexiste avec sept principaux dialectes
PNB par habitant : 6 000 dollars
Inflation 6,4 %
Chômage 9 %
Excédent budgétaire 0,4 % du PNB
Excédent commercial 300 milliards de dollars
Principaux marchés Etats-Unis (18 % des exportations), Japon (16 %), Corée du Sud (4,5 %)
1 dollar = 6,829 yuans
Source : « Financial Times »
Croissance, l'alerte rouge
Quand tout coule et s'écroule autour d'elle, la Chine reste un îlot de résistance. Sa croissance en 2008 (entre 7 et 9 %) a de quoi faire pâlir bien des pays. Mais Pékin ne peut s'en satisfaire. Pour les dirigeants chinois, une croissance à deux chiffres, comme ce fut le cas durant les cinq années précédentes, fait partie du pacte implicite avec la nation. Car, au-dessous de 8 %, ils redoutent l'agitation sociale et politique. C'est pourquoi ils n'ont pas hésité à adopter un plan de relance massif.
L'équilibre financier de la terreur
La Chine possède le plus gros matelas de réserves en devises de la planète (1 900 milliards de dollars), détenu pour l'essentiel en bons du Trésor américain. La Chine est ainsi le premier banquier des Etats-Unis et pourrait faire chanter la première puissance économique mondiale. Sauf qu'en cessant d'acheter ces bons elle ferait chuter le dollar et se ruinerait elle-même. C'est ce que Larry Summers, nouveau venu dans l'équipe d'Obama, appelait l'« équilibre financier de la terreur ».
Rendez-vous manqué
Les responsables chinois ont demandé le report du sommet économique sino-européen du 1er décembre à Lyon. Et, dans la foulée, de la rencontre à Paris, entre le Premier ministre, Wen Jiabao, et Nicolas Sarkozy.
Une fois encore, c'est l'entretien prévu en Pologne, le 6 décembre, entre Sarkozy, président de l'UE, et le daïla-lama, qui est la cause du courroux chinois.
Faut-il céder aux pressions de la Chine ? « Non », a répondu, cette fois, Sarkozy. « Ce n'est pas Pékin qui décide de mon agenda. » Mais l'Elysée se dit « surpris et déçu » de la réaction chinoise. Est-elle si surprenante ? La question tibétaine est manifestement plus importante qu'un sommet avec l'UE, fût-elle leur premier partenaire commercial. Pékin tente donc de diviser les Européens sur cette question et veut marquer qu'il ne cédera rien en ce domaine. Pour Wen Jiabao, le Tibet est un problème de politique intérieure. Leader de l'aile la plus réformiste du pouvoir, jugé trop enclin au dialogue avec le dalaï-lama, il a été très fragilisé lors de la répression des manifestations au Tibet au printemps dernier. Il ne pouvait se faire accuser de compromission à la veille de la tournée du dalaï-lama. « Le timing était mauvais », reconnaît-on à l'Elysée.
Les relations économiques peuvent-elles être affectées par cette crise ? On ne le croit guère. Les deux pays avaient préparé leur rencontre bilatérale et visaient à unir leurs efforts face à la crise. La Chine lance, chaque année, 30 millions de nouveaux diplômés sur le marché et, la veille du report du sommet, l'ambassadeur chinois à Paris avait reçu des grands patrons pour leur demander d'acheter chinois MIREILLE DUTEIL
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