Soucieux de plaire aux Chinois, les Britanniques viennent de modifier discrètement leur position de principe sur le statut du Tibet face à la Chine. Un revirement lourd de conséquences.
La crise financière ne va pas seulement produire du chômage, des faillites et des sans-abri. Elle a toutes les chances de refaçonner également les alignements dans les relations internationales, parfois de manière inattendue. Les puissances occidentales ont fort à faire pour relancer leurs économies et se tournent de plus en plus vers la Chine. C'est ainsi que Gordon Brown, le Premier ministre britannique, a demandé en octobre à Pékin de contribuer financièrement au Fonds monétaire international (FMI), en lui faisant miroiter en échange l'accroissement de son poids dans les votes au sein de cet organisme. Plusieurs observateurs pensent désormais que cet arrangement aurait aussi eu pour contrepartie le changement majeur qui a eu lieu fin octobre dans la position britannique sur le Tibet.
Après un siècle ou presque de reconnaissance du Tibet comme entité autonome, le Royaume-Uni a en effet changé d'avis : le chef de la diplomatie britannique, David Miliband, a annoncé le 29 octobre que Londres avait décidé de reconnaître le Tibet comme partie intégrante de la république populaire de Chine. Miliband s'est même excusé pour le fait que son pays ne l'ait pas fait plus tôt.
Jusqu'alors, les Britanniques avaient considéré le Tibet comme autonome, la China y occupant une "position spéciale". Par cette formule, ils ne soutenaient pas la prétention tibétaine à l'indépendance ; mais cela signifiait à leurs yeux que le contrôle exercé par la Chine sur le Tibet se limitait à une suzeraineté, un peu similaire à l'administration d'un protectorat. Le Royaume-Uni étant la seule des grandes puissances à avoir signé des accords officiels avec le gouvernement tibétain avant la prise de contrôle [du territoire] par les Chinois, en 1951, il ne pouvait guère faire autrement, à moins de dénoncer ces documents.
Après l'admission de la république populaire de Chine aux Nations unies, en 1971, la classe politique britannique s'est abstenue d'évoquer la reconnaissance de l'autonomie du Tibet par son pays afin d'éviter de mettre Pékin en porte-à-faux. Mais cette reconnaissance n'en est pas moins restée, trente années durant, la base juridique légale, quoique jamais évoquée, des discussions entre le dalaï-lama et Pékin, au cours desquelles les Tibétains n'ont toujours réclamé que l'autonomie, et non l'indépendance, une position que la conférence des exilés tibétains en Inde a réaffirmée le 22 novembre.
Miliband a qualifié la position britannique d'anachronique et héritée de l'ère coloniale. Elle est certes le produit d'un épisode peu glorieux de l'histoire coloniale, l'invasion à cheval du Tibet par Francis Younghusband en 1903 [pour y établir un protectorat britannique destiné à contrer les ambitions russes dans la région]. Mais la manière dont le Royaume-Uni décrivait jusqu'ici le statut du Tibet était plus fine que les versions présentées par Pékin [une appartenance du Tibet à la Chine datant de l'Empire mongol, au XIIIe siècle] ou de nombreux exilés aujourd'hui [un Tibet indépendant] et plus proche des conclusions auxquelles sont arrivés la plupart des historiens.
Le revirement de Londres risque d'anéantir une tradition historique qui encadrait l'ordre international et aurait pu servir de base à une résolution du litige entre la Chine et le Tibet. Le gouvernement britannique a sans doute estimé que le sujet n'avait guère d'impact sur ses intérêts nationaux actuels, aussi ne l'a-t-il pas soumis à un débat public. Mais la décision a des conséquences plus lourdes qu'il n'y paraît. Les prétentions de l'Inde, par exemple, sur une partie des territoires du nord-est [Arunachal Pradesh], se fondent essentiellement sur les accords - des notes échangées durant la convention de Simla de 1914, qui avaient délimité la frontière entre l'Inde et le Tibet - que les Britanniques viennent tout juste de jeter aux orties. Il s'agit peut-être d'une question mineure pour Londres, mais c'était sur ces mêmes documents qu'une guerre d'envergure avait éclaté entre l'Inde et la Chine en 1962, ainsi qu'un conflit moins grave en 1987.
Une concession réfléchie ou un mauvais calcul ?
La concession faite par les Britanniques à Pékin en octobre était noyée dans un appel à la Chine lancé publiquement pour qu'elle accorde l'autonomie au Tibet, ce qui a conduit certaines personnes à accuser le gouvernement britannique d'hypocrisie. Il serait encore plus inquiétant qu'il s'agisse d'un mauvais calcul. La déclaration a été publiée juste avant que les émissaires du dalaï-lama n'entament le huitième cycle des négociations avec Pékin sur leur demande de plus grande autonomie, apparemment parce que les Britanniques croyaient - ou s'étaient entendu dire - que leur reculade serait de nature à détendre l'atmosphère et à encourager ainsi les Chinois à faire des concessions au dalaï-lama.
Le résultat se situe à l'exact opposé. Le 10 novembre, la Chine a [annoncé l'échec des discussions, en l'imputant aux représentants du dalaï-lama et] attaqué avec virulence le chef spirituel des Tibétains, en prétendant que son plan d'autonomie conduirait à un nettoyage ethnique, à une indépendance déguisée et à la réintroduction du servage et de la théocratie. Par conséquent, elle n'est disposée à négocier avec les exilés que sur le statut personnel du dalaï-lama.
La presse officielle chinoise a allégrement imputé les concessions européennes à la crise financière. "Après tout, face au dalaï-lama, faire monter la Chine aussi rapidement que possible sur le canot de sauvetage de l'Europe est encore plus important et plus urgent [que soutenir le dirigeant spirituel]", a persiflé le Guoji Xianqu Daobao.
La volte-face de Londres pourrait bien représenter la plus belle victoire de la Chine sur la question tibétaine depuis que les Américains ont retiré leur soutien aux combattants du Tibet, avant la visite de Nixon à Pékin. C'est une bonne chose que la Chine participe à la prise de décisions à l'échelle mondiale, mais les puissances occidentales ne devraient pas récrire l'Histoire dans le seul but de se voir prêter main-forte dans la crise financière. Dans la hâte à renflouer des économies naufragées, ce ne sont sans doute pas que les banques et les crédits hypothécaires non remboursés qui sont bradés.
Robert Barnett*
The New York Times (New York)
* Directeur du Programme d'études tibétaines modernes à l'université Columbia.
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