Interview. Terrorisme, djihad, Barack Obama, Carla Bruni-Sarkozy... Le chef spirituel tibétain répond sans détour.
Le 14e dalaï-lama est en visite à Auroville, la cité internationale près de Pondichéry, où 2 000 personnes venant de 44 pays s'essaient à l'unité humaine. « Le monde a besoin de tentatives comme celle d'Auroville », sourit le dalaï-lama, alors qu'il sort du Matrimandir, une boule d'or futuriste qui est le centre spirituel d'Auroville. Un peu plus tard, après avoir inauguré le pavillon tibétain, le premier centre culturel tibétain au monde, le dalaï-lama accorde une interview exclusive au Point. Cette interview-immédiatement après le conclave de Dharamsala, où de nouvelles stratégies pour la libération du Tibet ont été discutées-est une première.
Le Point : Qu'avez-vous pensé des attentats de Bombay du 26 novembre ?
Le dalaï-lama : Quelle horreur ! Le terrorisme frappe de plus en plus l'Inde et ces gens-là ont réussi à prendre Bombay en otage pendant trois jours. Du point de vue tibétain, le terrorisme est un péché, non seulement contre ceux que l'on assassine, mais contre soi-même, lorsqu'il s'agit de terrorisme suicide, comme cela a été le cas à Bombay...
Justement, sous l'angle bouddhique, quel karma se créent ces terroristes ?
Nous, les Tibétains, croyons en un karma noir que des individus ou des peuples se créent à eux-mêmes, et qui leur revient un peu plus tard, ou au cours d'autres vies [il marque un silence]... mais, pour ces terroristes, je ne veux pas [il insiste sur « veux pas »] répondre à cette question [autre silence]... La violence engendre la violence... Mais tous mes amis musulmans me disent que le vrai djihad, c'est contre soi-même, que le Coran ne prêche pas la violence et qu'à partir du moment où on pratique la violence, on n'est plus musulman. Alors, je ne sais pas [il marque une pause]... Tout de même, ces terroristes recherchent la publicité-et à Bombay ils en ont bénéficié au maximum grâce aux télévisions. Montrer ces images qui médiatisent la terreur constitue une sorte de violence passive, qui elle aussi engendre son karma.
Comment combattre le terrorisme ?
Du point de vue bouddhiste, si votre motif est sincère, si vous êtes plein de compassion, alors la violence est permise pour se défendre, ou pour combattre une autre violence qui cherche à faire le mal. Les dieux grimaçants de nos temples tibétains sont d'ailleurs les incarnations de cette violence pétrie de compassion et de sagesse. En fait, il existe deux sortes de violence : une première qui est mentale; et la seconde, physique, qui se manifeste dans l'action. Généralement, on ne parle que de celle-ci et on oublie celle-là, qui est le moteur premier de la violence. Mais si vous avez un mental plein de compassion et d'amour pour le prochain, même vos mots durs et vos actions violentes seront pleins d'amour. Cela dit, une fois que vous avez commis quelque violence, même si au départ votre motif est juste, on ne peut jamais prédire quels effets cette violence va avoir sur vous car, comme je l'ai déjà dit, la violence engendre la violence.
Alors, comment faire ?
Il faut utiliser le dialogue, pour que la prochaine génération de musulmans soit différente. Il faut avoir de la compassion, fût-ce envers les terroristes-car c'est aussi à eux-mêmes qu'ils se font du mal.
Vous avez récemment dit que vous étiez en semi-retraite ?
Absolument ! J'ai remis tous mes pouvoirs au gouvernement tibétain [en exil] démocratiquement élu, ce qui a été entériné par le récent conclave de Dharamsala; 90 % des décisions sont d'ailleurs aujourd'hui prises par les élus tibétains.
Mais vous êtes le porte-flambeau du Tibet !
[Il rit] Je sais bien... C'est pour cela que je continue à voyager et à donner des interviews comme celle-là [nouveau rire]. Mais le sort du Tibet ne peut pas reposer sur une seule personne, c'est trop dangereux. Notre lutte doit devenir nationale et tous les Tibétains doivent y prendre part. Personnellement, j'ai toujours pris trois engagements : le premier, envers le monde entier, est de promouvoir les valeurs humaines telles que la compassion, le pardon, la tolérance; le deuxième, en tant que bouddhiste, est d'inciter à une compréhension ainsi qu'à une harmonie parmi les traditions religieuses majeures à travers le monde; et le troisième, en tant que dalaï-lama , est donc d'oeuvrer pour la cause tibétaine, pour le Tibet.
Le Tibet en dernier ?
Oui, mon premier engagement est pour l'humanité tout entière.
Vous avez été opéré récemment de la vésicule biliaire; quel est l'état de votre santé ?
[Il part d'un grand rire] Je suis en pleine forme. Regardez : je me suis levé à 4 h 30 ce matin, j'ai fait deux heures d'avion, trois heures de voiture, puis deux heures d'audiences... Est-ce que j'ai l'air fatigué ? Le docteur qui m'a récemment examiné pour voir si j'avais bien récupéré de l'opération m'a dit que j'avais la constitution d'un homme de 60 ans, alors que je vais en avoir 74... Est-ce grâce à toutes ces heures de méditation et de contemplation ? Je n'en sais rien, mais je pense que je vais vivre jusqu'à 95 ans... Tant pis pour les Chinois qui attendent ma mort prochaine afin de choisir un dalaï-lama qu'ils pourront contrôler.
Justement, préparez-vous votre prochaine réincarnation ?
[Il soupire] Je ne sais pas si je vais me réincarner... ou alors je me réincarnerai en femme... [rire]... Vous savez, dans la tradition des dalaï-lamas, on peut même se réincarner avant sa mort. Un de mes maîtres, Sakya Tchögyach Rimpoché, fut choisi par le 13e dalaï-lama comme la réincarnation de son propre maître, alors que ce dernier était encore vivant. Les Chinois sont fous de rage quand je parle de nommer quelqu'un de mon vivant.
Pensez-vous que la récession économique chinoise va aider la cause tibétaine ?
Vous faites allusion au fait que le Tibet a recouvré la liberté chaque fois que la Chine connaissait des problèmes internes... Mais non, cette fois, cela va les durcir encore plus [il marque un silence]. J'ai l'impression que mes cinquante ans de politique de non-violence pour retrouver l'autonomie tibétaine ont échoué et c'est de cela que le conclave récent a principalement discuté. En même temps, que pouvons-nous faire, nous un million de Tibétains, contre un milliard de Chinois ? Lors de la dernière rencontre [entre Tibétains et Chinois après les JO], les Chinois ont purement et simplement nié l'existence d'un problème tibétain. Le seul problème pour eux, c'est le dalaï-lama, ce « séparatiste ».
Quelle est la solution ?
Il faut protester. Le mouvement contre la guerre du Vietnam a été un exemple de suprême efficacité pour nous. Mais comment créer un tel mouvement contre les Chinois ? Il faudrait que le monde entier participe à cette protestation.
Que pensez-vous d'Obama ?
Je l'ai rencontré en 2004 lorsqu'il était sénateur. Il a l'air très jeune, dynamique, mais je ne le connais pas très bien [il marque une pause puis dévoile un petit sourire moqueur]. Moi, j'aimais bien Bush ! Il rigolait tout le temps et me prenait par la main chaque fois qu'il me rencontrait...
Vous trouvez que le monde va mieux ?
Absolument ! Il y a de nombreux signes positifs : l'élection d'Obama en est une, mais aussi l'Union européenne qui avance-et les Français ont donné le ton et le donnent encore aujourd'hui grâce à votre président.
De quoi d'autre avons-nous besoin ?
D'un peu plus d'amour, d'un peu plus de compassion les uns pour les autres... Du sens de l'humour, il faut savoir sourire [il part alors d'un rire tonitruant qui lui secoue tout le corps]...
Vous avez rencontré récemment Carla Bruni...
J'ai été très impressionné : Carla Bruni est non seulement belle, mais elle est intelligente, dynamique et sincère. Lorsque je l'ai rencontrée en août 2008, à Lodève, elle m'a demandé comment elle et son mari pouvaient aider la cause tibétaine [le dalaï-lama ne veut pas nous dire ce qu'il lui a demandé mais, trois mois plus tard, Nicolas Sarkozy rencontrait enfin officiellement le dalaï-lama en tête à tête].
Vous pensez qu'elle est bouddhiste ?
[Silence]... Je ne sais pas... Il faudrait lui demander [grand rire]...
Comment s'est donc déroulée votre entrevue avec le président français à Gdansk ?
Il a les idées claires, il est très intelligent et ne cache pas ses buts. J'ai décelé quelqu'un d'ouvert, qui sait écouter et qui, peut-être grâce à Carla, comprend la spiritualité tibétaine.
Si vous deviez définir les Français en quelques mots...
Chaque fois que je vais chez vous, je remarque que les journalistes français, même s'ils ne sont pas toujours des plus polis, posent des questions plus intellectuelles, plus profondes, que celles que posent par exemple les journalistes américains. Beaucoup de Français s'intéressent également de près à la cause tibétaine et au bouddhisme tibétain.
A quoi attribuez-vous cet engouement ?
Moi, je ne cherche pas à convertir, je crois que chacun devrait garder sa religion. Mais que l'on croie au bouddhisme ou non, il n'y a pas de doute que c'est une des philosophies les plus riches de ce monde; et cela explique peut-être cet engouement croissant en France.
Vous avez proposé que le Tibet devienne un Etat démilitarisé, dénucléarisé, qui fasse tampon entre l'Inde et la Chine, les deux géants d'Asie.
Oui, dénucléarisé surtout. Car les Chinois ont placé sur le plateau du Tibet un certain nombre d'ogives nucléaires [voir encadré]. Nous savons également qu'ils stockent leurs déchets nucléaires dans des grottes au nord du Tibet, car de nombreux animaux y donnent naissance à des bébés difformes. Il faut que cela cesse et c'est pour cela que je pense que le bouddhisme et sa religion de non-violence et de compassion peuvent aider la Chine communiste [silence]. Une zone de paix ne veut pas simplement dire une absence d'armes nucléaires, mais aussi qu'il n'y ait pas la moindre trace de haine et de violence mentale dans ceux qui la peuplent. Car, comme je l'ai dit plus haut, c'est la motivation de la haine qui est plus grave que l'acte lui-même. Grâce à une longue tradition bouddhique qui enseigne la compassion et l'amour, nous les Tibétains pouvons remplir ce rôle.
Propos recueillis par François Gautier à Auroville (Inde)
PortraitTenzin Gyatso, le 14e dalaï-lama, est né le 6 juillet 1935 dans le nord-est du Tibet. A 2 ans, il est reconnu comme la réincarnation du 13e dalaï-lama. Depuis 1959, il dirige le gouvernement tibétain en exil. En 1989, il reçoit le prix Nobel de la paix. L'an passé, le magazine Time l'a classé au premier rang des 100 personnalités les plus influentes de la planète.
Les armes nucléaires du Tibet
Dès 1948, les Chinois ont compris que l'Inde était la seule puissance qui avait le potentiel de leur faire contrepoids en Asie. Pour neutraliser cette menace indienne, Pékin s'est d'abord saisi du Tibet, qui traditionnellement a toujours fait office de tampon entre les deux géants d'Asie. Ils s'empressèrent d'y poster dans les années 80 un nombre impressionnant de missiles nucléaires (voir le rapport de la CIA de 2004 au Congrès américain), dont un certain nombre visent les principales villes indiennes. Puis, sous de fallacieux prétextes (contentieux frontaliers, hospitalité indienne au dalaï-lama), la Chine attaqua l'Inde par surprise en 1962, humilia l'armée indienne et, quand elle se retira, garda quelques dizaines de milliers de kilomètres carrés de territoire indien dans l'Aksai Chin (Ladakh). Ensuite, les Chinois soutinrent tout au long des années 70 et 80 les mouvements séparatistes du nord-est de l'Inde (Tripura, Assam, Megalayana, etc.), ainsi que les maoïstes au Népal, tout en continuant à revendiquer l'Etat stratégique de l'Arunachal Pradesh, un des plus beaux de l'Inde, qui se situe à la jonction du Bhoutan, du Tibet, de la Chine et du Bangladesh.
Mais surtout les Chinois comprirent vite que c'est en se servant de l'animosité pakistanaise vis-à-vis des hindous qu'ils pourraient le mieux neutraliser l'Inde. Les récents attentats de Bombay sont le résultat flagrant de cette guerre par procuration. La liste de la « coopération » stratégique entre la Chine et le Pakistan est longue. Cela va de la route la plus haute du monde, entre le Cachemire pakistanais et le Sinkiang, jusqu'aux missiles M11, capables de porter des têtes nucléaires, qui ont été fournis par Pékin, malgré les avertissements du Pentagone.
Documentaire
Tibet, le combat pour la liberté A l'occasion du 50e anniversaire de l'exil du dalaï-lama, France 5 diffuse, le lundi 9 mars à 20h35, un documentaire tourné en 2008 sur la vie du dalaï-lama et à travers lui, sur l'histoire du Tibet.
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