Les autorités de Pékin viennent d'inviter quelques journalistes à visiter une région aseptisée et des monastères presque sans moines.
Quel sortilège himalayen a bien pu frapper le célèbre monastère tibétain de Drepung, accroché à flanc de montagne à deux poignées de kilomètres de Lhassa ? Quel mal a pu glisser sur les bâtiments blancs qui s'étagent harmonieusement sur la pente, courir dans les méandres encensés du saint lieu pour qu'aucun moine ne soit visible ? Les couloirs sont déserts, les salles de prière vides, à l'exception de quelques gardiens très laïques qui jouent avec la cire des bougies d'offrande. Le monastère héberge 550 moines, et nous n'en verrons que trois. Un célèbre guide de voyages recommande pourtant de « venir lors de la pause du déjeuner, quand les moines savourent leur tsampa (bouillie d'orge grillée) et leur thé au beurre de yak » avant de « débattre de théologie avec force gestes à l'appui ». Directeur adjoint du comité de gestion du monastère, Ngawang Choetsen, explique que « ce n'est pas jour de repas collectif, chacun s'alimente et se repose dans son coin ». Pas de chance, donc. Pas plus de chance que la veille, dans le non moins fameux monastère du Jokhang en plein coeur de Lhassa. Là, dans ce centre spirituel du Tibet aux 1 300 ans d'âge, ne sont apparus que trois ou quatre moines sur un effectif affiché de 170. Cette fois-ci, il était trop tard dans l'après-midi.
Ce sont donc des monastères au calme aseptisé qu'auront pu visiter une dizaine de correspondants étrangers, lors d'un voyage de presse organisé et étroitement contrôlé par les autorités chinoises. Une initiative visant à montrer que la situation est normalisée et « stable » à Lhassa, à l'approche d'anniversaires sensibles, celui du soulèvement tibétain du 10 mars 1959 et donc aussi des émeutes de l'an dernier. Avec cette question sans vraie réponse : puisqu'il n'y a « pas d'autre réalité que celle montrée lors de ce voyage de presse », pourquoi ne pas autoriser un libre accès des journalistes au Tibet, comme ailleurs en Chine ? Au Jokhang, la prudente vacuité des lieux s'explique sans doute par l'incident survenu lors d'un précédent « Tibet tour », organisé par Pékin après les troubles de mars dernier. Une trentaine de jeunes moines avaient alors fait irruption, criant au « mensonge ». Aujourd'hui comme hier, les autorités chinoises ne semblent toujours pas très sûres des monastères.
Campagnes d'éducation patriotique
Drepung est aussi un symbole, un site sensible. Il était avec Sera et Ganden l'un des trois piliers du Tibet et a abrité jusqu'à 7 000 moines à son apogée. Au printemps dernier, des centaines de moines du monastère avaient participé aux manifestations pacifiques qui avaient précédé les violences du 14 mars. Aujourd'hui, tout est rentré dans l'ordre selon Ngawang Choetsen. « Le monastère a rouvert en juin ou juillet, explique le religieux, et les forces de l'ordre spécialement déployées ici ont depuis quitté les lieux. » Un poste de police est cependant installé à mi-pente. Et le hasard a placé non loin de là, sur la route de Lhassa, une caserne militaire où sont parqués des camions de transport de troupes flambant neuf.
Qu'en est-il des fauteurs de troubles ? Ngawang Choetsen explique que trois ou quatre moines ont été arrêtés - chiffre apparemment très sous-estimé - mais qu'il ne « connaît pas leur sort aujourd'hui ». Pour les autres, des campagnes d'éducation patriotique ont été mises en place. « Les moines sont aussi des citoyens chinois, et tous les pays ont un cadre juridique et constitutionnel », poursuit le responsable. Au Jokhang, Norgyal, un jeune moine de 27 ans, confirme que « des cours sur les lois chinoises » sont régulièrement dispensés, afin « d'éviter de commettre des erreurs ».
Depuis l'Allemagne, le dalaï-lama s'est alarmé la semaine dernière d'une situation « très tendue » au Tibet, parlant de « débordements » susceptibles de survenir à tout moment. En cette mi-février, le groupe de journalistes ne constate pas de présence massive de forces de l'ordre en ville. Mais selon des voyageurs passés à Lhassa, les forces de sécurité étaient dernièrement beaucoup plus présentes dans les rues et elles pourraient avoir reçu pour consigne de se montrer plus discrètes devant caméras et stylos étrangers. De fait, Pékin n'a aucune envie de se laisser surprendre, comme l'an dernier, par une brusque poussée de fièvre. C'est ainsi que les régions à peuplement tibétain des provinces voisines - Qinghai, Gansu, Sichuan et Yunnan - sont interdites depuis trois semaines aux étrangers. Une première manifestation aurait eu lieu lundi à Litang, dans le Sichuan, avec à la clé une vingtaine d'arrestations.
Passage à la gare du « train céleste »
Après Lhassa, les étapes du voyage se lisent comme autant de chapitres de l'argumentaire de Pékin face aux détracteurs de son action au pays des Monts neigeux. Arrêt dans le village modèle de Gapa, où le gouvernement subventionne la sédentarisation de populations, « pour une vie plus confortable et l'accès à l'éducation des enfants ». Puis, passage à la gare du « train céleste », le plus haut du monde inauguré en 2006 et qui relie Lhassa à Pékin. Il est présenté par les uns comme un facteur de développement, par les autres comme un vecteur de « colonisation » han. On souligne aussi les deux tunnels et le pont qui font gagner une heure entre l'aéroport et la ville : « Lhassa se rapproche toujours plus du reste du monde. »
Enfin, direction la vallée du Yarlung, à 180 kilomètres au sud-est de Lhassa, considérée comme le berceau de la culture tibétaine. Au bord d'une piste, le premier fort tibétain de Yumbulagang chauffe ses murs immaculés au soleil. En contrebas, Kesong, « premier village où les réformes démocratiques ont été appliquées ». Après avoir longtemps mis l'accent sur la « libération pacifique » du Tibet en 1951, les autorités chinoises insistent cette année sur la grande avancée « réformatrice » de 1959. À l'époque, Pékin avait maté le soulèvement tibétain qui avait éclaté le 10 mars, dissous le gouvernement local et instauré le 28 mars un comité provisoire qui allait mettre en place la Région autonome du Tibet. « Nous avons mis fin à un régime théocratique et féodal, où les monastères contrôlaient toutes les terres, où 10 % de la population décidait tout pour le reste des Tibétains », explique Nyima Tsering, vice-président du Parlement régional.
Du coup, il vient d'être instauré une Journée de l'émancipation des serfs, qui sera célébrée tous les ans, le 28 mars. Une annonce perçue comme une provocation par les Tibétains en exil, pour lesquels la date est synonyme de passage sous la férule chinoise. À l'appui, un vieux paysan de Kesong raconte sa dure vie quand il faisait partie de ce « million d'esclaves ». « J'ai été battu sérieusement trois fois pour être arrivé en retard aux champs, raconte le vieil homme. En 1959, notre ancien maître a fui en Inde ». Au mur, derrière lui, point de portraits de pieux lamas mais une sainte trinité communiste, Mao, Deng Xiaoping et Hu Jintao.
Le dalaï-lama et « les forces antichinoises »
À l'évidence, le système traditionnel alors en place n'était pas toujours d'une infinie délicatesse. Et les milieux conservateurs et monastiques ont longtemps tout fait pour que rien ne change. « Mais cela ne justifie pas de basculer dans un ordre communiste censé nous »civiliser*, commente un Tibétain de l'extérieur. D'ailleurs, des réformes étaient en cours avant 1959. » De fait, l'actuel dalaï-lama avait entrepris de suivre le layon modernisateur défriché par son prédécesseur, le « Grand Treizième ».
Lhassa vit aujourd'hui dans une lourde atmosphère, où les frustrations sont toujours là, confusément mêlées à la peur et à la volonté de tourner la page. La crise économique n'arrange rien et les tensions de 2008 ont porté un dur coup au tourisme. Au marché de Yao Wang Shan, un boucher reconnaît que de nombreux commerçants hans sont repartis dans leurs provinces d'origine, par peur et en raison du marasme. Les Tibétains, eux, se plaignent d'un contrôle étouffant. Des appels au boycott du Losar, le Nouvel An tibétain, ont circulé sur Internet sans que l'on sache s'ils seront très suivis. Le mois dernier, les autorités ont lancé une campagne « Frapper fort » et au moins 50 personnes auraient été arrêtées pour « activités criminelles ». Deux d'entre elles avaient des « musiques réactionnaires » enregistrées sur leur téléphone portable.
Dans la sphère politique, l'air est glacial. Nyima Tsering relaie le discours officiel : « Tout le monde doit bien comprendre que le dalaï-lama n'est pas seulement un leader spirituel mais aussi politique, et qu'il représente des forces antichinoises. » À l'automne dernier, les émissaires tibétains ont présenté un mémorandum pour une « vraie autonomie » du Tibet. Pékin a rejeté des demandes « d'indépendance déguisée ». Il y a deux jours, le Quotidien du Tibet a parlé d'une « lutte de classes à la vie à la mort » engagée contre les séparatistes tibétains.
Alors, en ces deux mondes qui se côtoient en se comprenant si mal, chacun regarde le temps s'écouler avec un sentiment opposé. À Pékin, on est plutôt serein. Lors d'un voyage en Inde en 1956, Zhou Enlai avait confié à Nehru qu'il faudrait « un siècle pour convertir le Tibet au communisme ». Chronologiquement, nous sommes à mi-parcours.
Pour en savoir plus, photos et interviews - http://blog.lefigaro.fr/Chine
© 2009 Le Figaro. Tous droits réservés.
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire