Depuis Still Life, vous semblez évoluer de plus en plus vers une forme documentaire, tout en restant dans la fiction ou, comme ici, le docu-fiction.
Depuis Xiao Wu en 1998, je me suis toujours colleté à la réalité chinoise, qui est en transformation constante. J'ai donc trouvé, dès le début, des avantages à la forme documentaire. Cette idée de transformation s'illustre en particulier dans les scènes de démolition, présentes dans tous mes films. Mais il y a aussi une partie fictionnelle dans chacun d'eux, parce que quand je suis face à une réalité, je ne peux m'empêcher de laisser une large part à l'imaginaire. Je crois que ce retour de l'imaginaire vers la réalité peut renforcer la représentation du réel. J'essaie d'établir un nouveau rapport entre le cinéma et la réalité, le cinéma et les actualités et entre l'imaginaire et la réalité.
De fait, l'imaginaire est ici très sollicité, puisque toute l'action consiste en des récits.
Oui, et aussi la liberté de cet imaginaire, d'autant que les individus qui racontent leurs histoires ont perdu cette liberté de l'imaginaire sur ce site industriel. En Chine, la plupart des gens ont connu le système d'industrie nationale et même les plus jeunes, aujourd'hui encore, ont un lien avec lui. Avant, la culture dominante du réalisme socialiste était assez proche de la culture hollywoodienne : dans les deux cas, on prône le mythe du héros avec des artifices soit spectaculaires, soit réalistes, ce qui met le spectateur dans une position d'acceptation passive. Or, j'aimerais que le spectateur devienne maître de ses pensées grâce à mes films. Je voulais surtout dénoncer la cruauté d'un système basé sur la soumission, qu'on retrouve à l'identique dans l'industrie du cinéma chinoise : les réalisateurs sont conditionnés à certains genres et types de récits.
Est-ce que vous continuez à écrire des livres pour expliciter vos films ?
Oui. Le 13 mars sort en Chine un ouvrage intitulé A la rencontre des ouvriers chinois et qui contient la matière non utilisée dans le film, une dizaine d'entretiens rédigés parmi la centaine effectuée en préparation.
Les personnages gagnent, dans 24 City, une identité, une mémoire, à travers les récits qu'ils font, au lieu de tout perdre comme dans vos précédents films. Est-ce que c'est votre premier film heureux ?
Il y a en effet plus d'espoir dans 24 City que dans mes précédentes réalisations. Les personnages connaissent, certes, encore une crise existentielle, parce que dans la culture chinoise, on ne peut échapper à une forme de destin, de cercle de vie qui va de la naissance à la mort. Mais, ici, je montre une prise de conscience collective, un changement des conditions sociales, un changement du peuple chinois dans son ensemble. Aujourd'hui, les gens peuvent choisir : on le voit avec le personnage incarné à la fin par Zhao Tao. Même si on ne peut échapper à la crise existentielle - on a des doutes, un sentiment d'insécurité, d'incertitude -, au moins on peut être maître de son propre destin. Depuis 1900, avec la fin de la dynastie Qing, la société chinoise va vers la modernité. Comment effectuer cette transformation ? Il y a eu des réformes, des hésitations entre révolution et monarchie démocratique; il y a eu des révolutions et des guerres, mais c'est toujours la population qui en a fait les frais. On a privilégié l'aspect scientifique et économique mais sans doute négligé l'aspect humain. Pour moi, la finalité d'une modernisation doit être la liberté individuelle : 24 City est donc un film tournant, où je tente de regarder la Chine du présent d'un point de vue historique, c'est-à-dire au regard de son histoire et de son évolution.
Comment la censure a-t-elle apprécié le plan où des femmes chantent l'Internationale pendant qu'on voit l'usine s'écrouler ?
En fait, le bureau du cinéma a mis trois mois à donner l'autorisation de diffusion, uniquement à cause de ce plan-là. Je suis tombé sur ce choeur féminin par hasard. Elles ne chantent que des chansons révolutionnaires de leur époque. J'ai compris que dans leur jeunesse, elles avaient la foi, qu'elles pensaient que le communisme allait apporter la richesse au pays et aussi la liberté individuelle. Même si mon regard est critique, on sentait aussi leur fierté et, parfois, une certaine nostalgie que j'ai essayé de rendre.
Vous usez souvent d'une ironie proprement cinématographique. Ici, vous refilmez le premier plan de l'histoire du cinéma (la sortie des usines Lumière) et l'actrice Joan Chen joue une femme supposée ressembler à Joan Chen...
Depuis Platform, j'avais envie de faire un film sur le monde ouvrier. J'avais un scénario de fiction, intitulé la Sortie d'usine, se passant à la fin des années 90, quand la Chine a entamé sa réforme économique, de la planification vers le marché. C'était l'histoire de deux amis d'enfance qui rentraient ensemble dans une usine, étaient licenciés ensemble, puis se lançaient dans le commerce mais se fâchaient. Il faut dire qu'avec la fermeture des entreprises étatiques, j'avais beaucoup d'amis ouvriers au chômage. Je n'étais pas sûr de cette histoire parce qu'elle était trop sociale et il y a toujours une sorte de préjugé contre le commerce en Chine, à cause du confucianisme. Une des idées de ce scénario était de filmer la porte de l'usine et les changements économiques à travers leur impact sur la façade. Je l'ai reprise. Je suis très content que le premier film du monde ait donné une telle importance aux ouvriers. En Chine, cela fait très longtemps qu'on ne voit plus d'ouvriers sur les écrans, ce qui explique que j'aie voulu rendre une sorte d'hommage à la classe ouvrière. Quant à Joan Chen, elle avait promis de jouer dans ce film, j'ai donc eu l'idée de lui demander de jouer quelqu'un qui ressemblerait à Joan Chen, puisqu'à l'époque, dans les unités de travail, on donnait souvent des surnoms aux jeunes filles, notamment de stars de cinéma ou de rôles-titres. C'est assez courageux de sa part d'avoir accepté de se montrer à côté des images où on la voit à l'âge de 17 ans. D'une part, il y a ce jeu de ressemblance, comme une mise en abyme assez intéressante à mes yeux, qui produit un certain flou, un mystère que je ne peux totalement expliquer, et qui exprime, d'autre part, une poésie du temps qui s'est passé, de la jeunesse, du souvenir et des doubles vies possibles.
Recueilli par ÉRIC LORET
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