Lettre d'Asie - Perdre la face pour deux têtes
Deux hommes, un Français et un Chinois, fournissent peut-être la clé de la dernière controverse qui oppose Paris et Pékin. Non, il ne s'agit ni de Pierre Bergé, le collectionneur, ni de Cai Mingchao, l'homme par qui le scandale est arrivé, celui qui a osé se porter acquéreur de deux têtes d'animaux de bronze de la dynastie Qing, le rat et le lapin, au cours d'une fabuleuse vente aux enchères, pour refuser ensuite de payer le premier sou des 31,4 millions d'euros dus.
Nos deux hommes sont, chacun à sa manière, des passionnés d'histoire et de formidables esprits critiques. Car l'affaire des deux bronzes, qui pourrait passer pour une triviale polémique sur une vente d'art ternie par un mauvais joueur, touche en réalité à des sentiments enfouis, refoulés parfois, nobles et moins nobles, des vérités enjolivées ou travesties. A des visions opposées de l'Histoire.
L'affaire : le 25 février, un acheteur anonyme renchérit par téléphone pour les deux bronzes lors de la vente de la collection Yves Saint Laurent par Christie's et emporte l'enchère. Les autorités chinoises avaient vainement tenté de bloquer la vente de ces objets, affirmant qu'ils provenaient du pillage du Palais d'été des empereurs de Chine par les troupes françaises et britanniques en 1860. Quelques jours plus tard, à Pékin, Cai Mingchao, marchand d'art bien connu des galeristes en Chine, s'identifie, affirme avoir agi « au nom du peuple chinois » et annonce qu'il ne paiera pas. Stupeur dans les salles des ventes, émoi sur les portails Internet chinois. Le quotidien China Daily salue aussitôt le patriotisme de Cai Mingchao, mais, très vite, le gouvernement chinois prend ses distances avec lui et évoque « une initiative purement personnelle ». Que faut-il comprendre ?
Le premier de nos deux héros, donc, s'appelle Victor Hugo. Paradoxalement aujourd'hui, le meilleur allié de Pékin. Dans sa lettre sur le sac du Palais d'été, écrite le 25 novembre 1861 depuis son exil de Guernesey, Victor Hugo dénonce « les deux bandits » entrés, « un jour », dans le Palais d'été, « merveille du monde », « sorte d'effrayant chef-d'oeuvre inconnu entrevu au loin dans on ne sait quel crépuscule, comme une silhouette de la civilisation d'Asie sur l'horizon de la civilisation d'Europe ». Ce chef-d'oeuvre, Victor Hugo ne l'a jamais vu, mais il le décrit mieux encore. Les deux bandits sont la France et l'Angleterre : « L'un a pillé, l'autre a incendié. » « Nous, Européens, nous sommes les civilisés, et, pour nous, les Chinois sont les barbares. Voilà ce que la civilisation a fait à la barbarie. » « L'empire français a empoché la moitié de cette victoire et il étale aujourd'hui avec une sorte de naïveté de propriétaire le splendide bric-à-brac du Palais d'été. » Le 25 février, il a dû se retourner dans sa tombe.
Le deuxième homme est moins célèbre. Yuan Weishi, professeur de philosophie de l'histoire à l'université Zhongshan (Sun Yat-sen) à Guangzhou, a commis, en janvier 2006, un essai intelligent et courageux dans une revue à l'époque non moins courageuse, Bingdian, supplément du quotidien des Jeunesses communistes. Le Pr Yuan y dénonce l'hypocrisie des manuels d'histoire du secondaire, et en particulier leur version du sac du Palais d'été. Pour l'universitaire, « choqué de voir à quel point peu de choses ont changé depuis la révolution culturelle » - où le saccage d'oeuvres d'art du patrimoine national n'eut rien à envier aux exploits de l'expédition anglo-française -, cet événement ne devrait pas être dissocié des erreurs commises par la dynastie Qing. Ainsi, si l'on examine « à la lumière des données historiques » l'attaque des émissaires français et anglais par les Chinois un an plus tôt, en 1859, « il n'y a là ni patriotisme ni héroïsme », écrivait-il. « C'était un crime grave, commis par un empereur ignorant. » Et sans un « processus de décision dictatorial », « le désastre du Palais d'été aurait pu être évité ». Cette interprétation fut tellement du goût du pouvoir chinois que Bingdian dut fermer aussitôt et ne reparut que deux mois plus tard, avec un nouveau rédacteur en chef. Yuan Weishi est aujourd'hui à la retraite, et nous lui avons demandé son avis sur l'affaire des bronzes de Christie's : beaucoup de bruit pour rien, dit-il. Pas de quoi sortir de sa retraite.
Patriote, Cai Mingchao, ou opportuniste ? Dans une interview larmoyante qu'il vient d'accorder à l'agence Bloomberg, il décrit ses « émotions mêlées », fait un récit très confus et pleure sa réputation professionnelle ruinée. Loin d'être le héros célébré par China Daily, il s'attire les foudres des internautes, qui l'accusent d'avoir porté tort à l'image de la Chine à l'étranger et d'avoir imaginé que Pékin l'aiderait à financer l'achat des deux têtes pour sa gloriole personnelle. « Mais le gouvernement l'a laissé tomber, dit un internaute, et il doit amèrement regretter son geste stupide. »
Le même gouvernement s'est engagé, le 12 mars, à obtenir « par tous les moyens légaux le rapatriement des sculptures », dont la vente aux enchères « a blessé le sentiment national du peuple chinois ». Quant à la vision historique, de toute évidence, celle de Victor Hugo reste la bonne. LA RÉCENTE VENTE aux enchères de la collection Yves Saint Laurent a provoqué une polémique : les autorités chinoises ont réclamé, sans succès, la restitution de deux têtes d'animaux en bronze, provenant du Palais d'été mis à sac à Pékin, lors de l'expédition menée, en 1860, par la France et l'Angleterre. Interrogé sur cet épisode par un capitaine britannique, Victor Hugo lui répondait ainsi, en 1861. « Vous me demandez mon avis, monsieur, sur l'expédition de Chine. Vous trouvez cette expédition honorable et belle, et vous êtes assez bon pour attacher quelque prix à mon sentiment; selon vous, l'expédition de Chine, faite sous le double pavillon de la reine Victoria et de l'empereur Napoléon, est une gloire à partager entre la France et l'Angleterre, et vous désirez savoir quelle est la quantité d'approbation que je crois pouvoir donner à cette victoire anglaise et française. Puisque vous voulez connaître mon avis, le voici. Il y avait, dans un coin du monde, une merveille du monde; cette merveille s'appelait le Palais d'été. L'art a deux principes, l'Idée, qui produit l'art européen, et la Chimère, qui produit l'art oriental. Le Palais d'été était à l'art chimérique ce que le Parthénon est à l'art idéal. Tout ce que peut enfanter l'imagination d'un peuple presque extra-humain était là. Ce n'est pas, comme le Parthénon, une oeuvre rare et unique; c'était une sorte d'énorme modèle de la chimère, si la chimère peut avoir un modèle. Imaginez on ne sait quelle construction inexprimable, quelque chose comme un édifice lunaire, et vous aurez le Palais d'été. Bâtissez un songe avec du marbre, du jade, du bronze, de la porcelaine, charpentez-le en bois de cèdre, couvrez-le de pierreries, drapez-le de soie, faites-le ici sanctuaire, là harem, là citadelle, mettez-y des dieux, mettez-y des monstres, vernissez-le, émaillez-le, dorez-le, fardez-le, faites construire par des architectes qui soient des poètes les mille et un rêves des Mille et Une Nuits, ajoutez des jardins, des bassins, des jaillissements d'eau et d'écume, des cygnes, des ibis, des paons, supposez en un mot une sorte d'éblouissante caverne de la fantaisie humaine ayant une figure de temple et de palais, c'était là ce monument. Il avait fallu, pour le créer, le long travail de deux générations. Cet édifice, qui avait l'énormité d'une ville, avait été bâti par les siècles, pour qui ? Pour les peuples. Car ce que fait le temps appartient à l'homme. Les artistes, les poètes, les philosophes connaissent le Palais d'été; Voltaire en parle. On disait : le Parthénon en Grèce, les Pyramides en Egypte, le Colisée à Rome, Notre-Dame à Paris, le Palais d'été en Orient. Si on ne le voyait pas, on le rêvait. C'était une sorte d'effrayant chef-d'oeuvre inconnu, entrevu au loin dans on ne sait quel crépuscule comme une silhouette de la civilisation d'Asie sur horizon de la civilisation d'Europe. Cette merveille a disparu. Un jour, deux bandits sont entrés dans le Palais d'été. L'un a pillé, l'autre a incendié. La victoire peut être une voleuse, à ce qu'il paraît. Une dévastation en grand du Palais d'été s'est faite de compte à demi entre deux vainqueurs. On voit mêlé à tout cela le nom d'Elgin, qui a la propriété fatale de rappeler le Parthénon. Ce qu'on avait fait au Parthénon, on l'a fait au Palais d'été, plus complètement et mieux, de manière à ne rien laisser. Tous les trésors de toutes nos cathédrales réunies n'égaleraient pas ce formidable et splendide musée de l'Orient. Il n'y avait pas seulement là des chefs-d'oeuvre d'art, il y avait un entassement d'orfèvreries. Grand exploit, bonne aubaine. L'un des deux vainqueurs a empli ses poches, ce que voyant, l'autre a empli ses coffres; et l'on est revenu en Europe, bras dessus, bras dessous, en riant. Telle est l'histoire des deux bandits. Nous Européens, nous sommes les civilisés, et pour nous les Chinois sont les barbares. Voilà ce que la civilisation a fait à la barbarie. Devant l'histoire, l'un des deux bandits s'appellera la France, l'autre s'appellera l'Angleterre. Mais je proteste, et je vous remercie de m'en donner l'occasion; les crimes de ceux qui mènent ne sont pas la faute de ceux qui sont menés; les gouvernements sont quelquefois des bandits, les peuples jamais. L'Empire français a empoché la moitié de cette victoire, et il étale aujourd'hui, avec une sorte de naïveté de propriétaire, le splendide bric-à-brac du Palais d'été. J'espère qu'un jour viendra où la France, délivrée et nettoyée, renverra ce butin à la Chine spoliée. En attendant, il y a un vol et deux voleurs, je le constate. Telle est, monsieur, la quantité d'approbation que je donne à l'expédition de Chine. »
Victor Hugo : « J'espère qu'un jour viendra où la France, délivrée et nettoyée, renverra ce butin à la Chine spoliée »
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