mardi 7 avril 2009

CINÉMA - "La Chine" d'Antonioni, à mi-chemin du documentaire et de la contemplation

Le Monde - Culture, mercredi, 8 avril 2009, p. 22

Jean Renoir et Roberto Rossellini allèrent en Inde pour y ressourcer leur regard et y réaliser au passage deux chefs-d'oeuvre (Le Fleuve, 1951, et India, 1959). En 1972, Michelangelo Antonioni, qui sort du désert américain de Zabriskie Point (1969), choisit quant à lui la Chine pour y tourner un documentaire-fleuve de trois heures et demie commandé par la RAI.

Ce film, diffusé sur la même chaîne, distribué au cinéma en Italie, puis en France dans une version écourtée, reste largement méconnu. Il sort aujourd'hui dans sa version intégrale, à la fois en salles et en DVD.

Le résultat est intrigant. A travers quelques grandes étapes - Pékin, la région du Hunan, puis les villes de Suzhou, Nankin et Shanghaï -, le film semble se chercher en permanence, hésiter entre plusieurs directions. Celle de la vocation pédagogique, celle de l'essai filmé, celle de la contemplation poétique. Antonioni filme ici les institutions, les monuments, les quartiers, en accompagnant ces images d'un commentaire qui les situe dans une perspective historique et politique. Il enregistre là, dans de longues échappées silencieuses, des visages choisis dans la foule, souvent ceux de très belles jeunes femmes, les hommes au travail, les activités quotidiennes. Quelque chose de l'ordre du désarroi, de l'impuissance, entre dans ces plans, qui multiplient panoramiques et zooms comme pour mieux saisir une réalité fuyante. Une impression renforcée par l'absence de traduction directe des paroles qui sont prononcées devant la caméra, et que s'approprie systématiquement le narrateur.

RÉCEPTION HOULEUSE

De fait, le cinéaste a été confronté à deux contraintes. La première est celle de la commande, en vertu de laquelle il doit concéder au spectateur occidental des informations sur ce pays alors largement méconnu. La seconde tient dans les obstacles que mettent les officiels chinois sur son chemin : son parcours est modifié, il ne peut filmer ce qu'il veut. Il réagit en décidant de tourner caméra à l'épaule, à raison d'environ quatre-vingts plans par jour, afin de saisir sur le vif le maximum de choses. " J'ai davantage cherché - dira-t-il - à regarder l'homme que ses réalisations ou que les paysages. " Mais l'homme chinois, par pudeur ou par orgueil, résistera aussi à sa caméra, comme en témoignent quelques admirables séquences qui semblent exprimer la vérité du film : l'insaisissable mystère de la Chine.

C'est que le film d'Antonioni ne procède pas de la conviction idéologique de Comment Yu-Kong déplaça les montagnes, réalisé à la même époque par Joris Ivens. C'est aussi qu'il méconnaît la véritable nature du régime qui l'accueille, dictature délirante dont les victimes se comptent par dizaines de millions.

La réception du film connaît par surcroît de sérieux déboires, à l'heure où le destin de la révolution culturelle provoque des dissensions dans les hautes sphères du gouvernement chinois. Le courant réformateur de Zhou Enlai et l'ultra-gauche de la " bande des quatre " menée par la femme du président Mao, Jiang Qing, qui a la haute main sur la culture, se déchirent. Cette dernière déclenche une violente campagne contre le film, étrillé dans les colonnes du Quotidien du peuple, où il est défini comme " un ver au service des socio-impérialistes soviétiques ".

Mis sous le boisseau durant trente ans, le film ne sera montré pour la première fois en Chine qu'en 2004, lors d'une rétrospective consacrée au cinéaste par l'académie du film de Pékin. En Europe, pour des raisons opposées, c'est Simon Leys, premier grand démystificateur du régime de Mao et de ses sympathisants occidentaux, qui fustige à l'époque le cinéaste pour sa naïveté. La Chine ne semble pourtant mériter aucun de ces griefs. Le film est ailleurs, peut-être dans cette impossibilité très antonionienne qu'exprime le dicton chinois cité par le réalisateur à la fin du voyage : " Tu peux dessiner le visage d'un homme mais pas son coeur. "

Jacques Mandelbaum

La Chine, film italien de Michelangelo Antonioni, 2 DVD Carlotta films.


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