Dans le remue-ménage de la crise, les grands seigneurs de la planète se tiennent encore cois. Mais il est un géant-la Chine-dont, déjà, les ambitions s'étalent. Sans fracas, méthodiquement, massivement, elle aborde l'Afrique, toute l'Afrique, avec un appétit d'ogre. D'un ogre patient, chéri par l'Histoire.
Chine-Afrique : comme pour l'oeuf de Christophe Colomb, il suffit d'effriter aux deux bouts nos préjugés pour faire tenir debout cette chimère de moins en moins chimérique. Car l'Afrique, en tant que continent, « décolle ». Quant à la Chine, elle dispose, pour l'investir, d'atouts encore sous-estimés. On trouve aujourd'hui un million de Chinois en Afrique. Et, entre l'Afrique et la Chine, 100 milliards annuels de dollars d'échanges. L'invasion pacifique a commencé.
« L'Afrique est mal partie. » C'est à ce vieux cliché qu'avec ignorance ou dépit postcolonial nous restons rivés. Or, depuis une dizaine d'années, elle « part ». Son taux de croissance moyen y avoisine par an 5 %, soit trois fois plus que la croissance moyenne de la zone euro. C'est d'abord la manne pétrolière qui nourrit cette envolée. Et qui fit, ainsi, d'un paralytique du continent-l'Angola-un athlète de la croissance. Certes, la baisse du prix du pétrole et des matières premières ralentit aujourd'hui cet essor, mais l'Afrique subira moins que nous la contagion de la crise financière. Elle n'en a certes pas fini avec les conflits ethniques, mais ils tendent à s'apaiser. Ici ou là-pas partout, hélas !
C'est évidemment son pactole actuel-et futur-qui excite la Chine. Pékin, affamé de pétrole, importe déjà d'Afrique près de 20 % de sa consommation. Et submerge le continent de contrats miniers à long terme, dont le plus important avec le riche Zaïre et son Katanga. En échange, il construit des routes, chemins de fer, réseaux d'eau et d'électricité, ports, hôpitaux, stades... et des résidences somptuaires pour les ministres complaisants.
Pour cette conquête postcoloniale, la Chine aligne un triplé d'atouts qui n'appartiennent qu'à elle. D'abord, son capital humain. Elle exporte quelques banquiers, médecins et ingénieurs, mais surtout, et au coup par coup, des dizaines de milliers de manoeuvres asservis à des conditions plus que spartiates. D'aucuns, leur office accompli, s'établissent en épiciers, garagistes ou vendeurs de beignets. La Chine, qui s'inquiète des millions de misérables errant encore dans ses propres campagnes, encourage cet exutoire.
Deuxième atout, cynique mais efficace : la Chine néglige la « bonne gouvernance » de ses hôtes et le souci démocratique prisé par l'Occident . Tous les despotes lui conviennent pourvu qu'ils lui sourient.
Enfin, dernier « joker », l'Etat chinois, assis sur ses réserves financières, garantit à 48 Etats d'Afrique noire des prêts léonins qui se soucient comme de colin tampon des normes du FMI ou de l'OMC. Si, en cinq ans, le président chinois Hu Jintao a visité, en 4 voyages, 18 Etats africains, ce ne fut pas pour le tourisme. Outre les acquis empochés dans la vaste foire d'empoigne des matières premières, la Chine peut déjà compter à l'Onu plus de soutiens africains que la France...
Comment réagissent les Français ? Certains, avec un sage fatalisme, constatent que l'offensive chinoise éveille le continent et l'ouvre aux investissements du monde entier. Ces concurrences nouvelles n'empêchent pas des groupes français-tel Bolloré-d'y prospérer, voire d'y élargir leur emprise. Et puis, bien sûr, il reste à la France le privilège de la francophonie et les cousinages, décriés mais fructueux, de la « Françafrique » : on ne jette pas le manche après la cognée, ni l'oncle Bongo après l'autodafé colonial...
D'autres Français sont moins enclins à la bienveillance. Ils croient que les Chinois mangent leur pain blanc le premier. Contre eux, des révoltes locales se sont levées au Zimbabwe, en Ethiopie, au Congo. Les matrones de Cotonou ou de Dakar déblatèrent le petit commerce chinois. L'Angola commence de broncher devant les prétentions de Pékin. La presse africaine gronde de plus en plus. Et l'Etat français découvre que, dans l'aide française à l'Afrique, le contribuable enrichit, par le truchement des appels d'offres... la mainmise chinoise. Entre les Chinois-qui n'apprennent en masse ni l'anglais ni le français-et les Africains, pas de mariages et peu de connivences individuelles ! Bref, attendons : on ne saura guère que dans vingt ans ce que l'Afrique réserve aux fils du Ciel.
Voyons, en tout cas, que, dans le monde, les conquêtes nouvelles n'obéiront pas à nos critères bénins. Elles se feront selon d'éternelles lignes de force : par la démographie, la volonté hégémonique, le courage, le travail et le temps. En Afrique, ce temps-là ne sied pas aux cigales. Il sied aux fourmis, et la Chine a ce qu'il faut.
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