jeudi 30 avril 2009

HISTOIRE - Et les Chinois coupèrent leur natte - Marie-Claire Bergère

Le Monde - Jeudi, 20 août 1992, p. 2

LES FINS D'EMPIRES

En 1911, au pays du " dragon sans tête ". Une République chaotique succède à un très vieil Empire, aussi céleste qu'universel, qui n'avait plus sa place dans le concert des nations pleines d'appétits. Ces événements n'auraient-ils été que des péripéties ? Et faudra-t-il attendre l'écroulement du régime communiste pour pouvoir prononcer la mort de l'Empire chinois ?

Le 15 février 1912, dans les collines proches de Nankin, un cortège de soldats en uniformes kaki, de parlementaires et de ministres en redingotes neuves, se presse le long de l'allée conduisant au tombeau de l'empereur Hong Wu, fondateur de la dynastie des Ming, au XIV siècle. Le drapeau républicain flotte sur le sanctuaire de la mémoire impériale. Un bataillon d'amazones monte la garde pendant que Sun Yat-sen, président de la République chinoise, adresse sa prière aux mânes de l'empereur. Il l'informe que la dynastie mandchoue a été chassée, le remercie de la protection qu'il a accordée aux soldats de la liberté et forme le voeu que l'exemple de l'empereur continue à inspirer ses descendants dans les siècles à venir. Etrange patronage pour la République unifiée dont Sun Yat-sen célèbre la naissance et dont il s'apprête à remettre les destinées entre les mains de Yuan Shikai !

L'insurrection du " double dix " (dixième jour du dixième mois), qui a éclaté dans la garnison de Wuchang le 10 octobre 1911, a donné en effet le coup d'envoi d'une révolution qui, en quatre mois, a abattu un régime impérial bimillénaire. A l'aube du 11 octobre, cependant, la situation des insurgés était bien embarrassante : ils n'avaient pas de chef et leur mouvement n'était qu'un " dragon sans tête ". Les officiers organisateurs du complot avaient été arrêtés préventivement ou étaient en fuite, et les dirigeants du parti révolutionnaire de la Ligue jurée, peu confiants dans les chances de succès de l'insurrection, n'avaient pas jugé utile de venir en prendre la tête. Il ne restait plus aux rebelles qu'à s'emparer d'un officier de la garnison, Li Yuanhong, pour l'obliger à prendre le pouvoir : le chef du premier gouvernement révolutionnaire provincial ne fut donc à l'origine qu'un prisonnier politique ! Mais très vite Li Yuanhong obtint la neutralité des puissances étrangères et l'appui des notables locaux. C'est grâce à la caution et au concours de ces notables que la révolution se propagea rapidement dans la Chine du Centre et du Sud, où elle prit la forme de sécessions provinciales. Après avoir conduit ou inspiré toute une série de soulèvements antidynastiques, Sun Yat-sen et le parti de la Ligue jurée allaient-ils donc devoir abandonner la révolution aux réformistes et aux constitutionnalistes dont sont peuplées les assemblées provinciales et les chambres de commerce ?

L'insurrection du " double dix " avait pris de court Sun Yat-sen, alors en voyage aux Etats-Unis. Mais ce rendez-vous manqué avec l'Histoire n'est peut-être pas seulement le fait du hasard. Lorsque par un gros titre du journal de Denver (Colorado) Sun apprit que Wuchang était occupé par les révolutionnaires, sa première réaction fut d'aller acheter un billet à destination de New-York, Londres et Paris, car il pensait que le sort de la révolution se jouait dans les chancelleries et les banques d'Occident, avec lesquelles il tenta de négocier, sans grand résultat, pendant tout l'automne.

En Chine, cependant, les activistes de la Ligue jurée, ayant échoué à affirmer leur autorité sur le gouvernement de Wuchang, ont travaillé à l'émergence d'un nouveau foyer révolutionnaire dans le bas Yangzi. Comme souvent, la lutte pour le pouvoir trouva une expression géographique et se traduisit par la multiplication des centres de gravité politique. A Shanghaï, bastion de l'impérialisme étranger, mais aussi du capitalisme chinois, l'intelligentsia radicale put compter sur l'appui d'une bourgeoisie naissante, plus ouverte aux idées de progrès et de changement que les notables de l'intérieur. Entre les factions de Wuchang et de Shanghaï, un compromis s'élabora, fondé sur l'hostilité commune à la dynastie mandchoue. Grâce à lui, Sun Yat-sen, enfin rentré d'Europe, est devenu le 1 janvier 1912 président d'une République chinoise dont l'autorité, très relative, ne s'étend qu'aux provinces du Centre et du Sud.

L'opposition entre la Chine du Sud, tournée vers la mer et dominée par les forces de changement, et la Chine du Nord, ouverte sur la steppe, symbole et refuge de l'idéologie d'hégémonie impériale, domine la vie politique chinoise du XX siècle. Et la fracture qui s'opère en 1911-1912 entre Sud et Nord ne cessera de rejouer par la suite jusqu'en 1949 et même depuis.

On a beaucoup brocardé l'éphémère République de Nankin (1 janvier-12 février 1912) dans laquelle s'incarne cette Chine du Sud. On a raillé ses dignitaires, mal à l'aise dans leur redingote de drap neuf et sous leur chapeau haut-de-forme. On s'est plu à décrire le palais présidentiel envahi par les conseillers et des solliciteurs de tout poil " errant dans les bureaux comme des troupeaux de moutons ". On a dénoncé la faiblesse d'un Sun Yat-sen prêt à vendre aux Japonais les intérêts économiques chinois pour financer les dépenses de son gouvernement. On a peut-être moins bien perçu la vague libératrice qui soulève alors une société assoiffée de modernité.

Dans les villes, les hommes coupent leur natte et troquent leur longue robe contre le complet veston. Ce changement de look revêt une valeur hautement symbolique. Le port de la natte n'était pas en effet une coutume chinoise : il avait été imposé par les conquérants mandchous au XVII siècle. Couper cette natte représente donc un acte d'émancipation, tout comme opter pour le costume européen représente un choix de civilisation. Les femmes revendiquent l'égalité des sexes et, à Canton, des suffragettes s'enchaînent pour obtenir le droit de vote. La presse connaît un essor sans précédent. Des centaines d'associations et de partis s'organisent.

Mais, dans le Nord, le régime impérial n'est toujours pas renversé. Il a remis son sort entre les mains d'un grand mandarin, Yuan Shikai, dont l'objectif est de rétablir la paix civile et l'unité... à son profit. Le compromis qu'il négocie avec le Sud aboutit à la promulgation de l'édit d'abdication impériale, le 12 février, et à la démission simultanée de Sun Yat-sen. Yuan Shikai peut alors accéder aux fonctions présidentielles. L'unité a été rétablie, l'intervention étrangère évitée. Mais la rivalité subsiste entre l'homme fort du Nord, soutenu par les puissances étrangères qui le considèrent comme le garant de l'ordre et de l'unité, et les démocrates du Sud. Limitée d'abord à la lutte institutionnelle et à la compétition électorale, cette rivalité dégénère en confrontation avouée à l'été 1913 et s'achève sur la défaite des Sudistes et l'établissement par Yuan Shikai d'une dictature àambitions modernisatrices, elle-même renversée quelques années plus tard.

Cette révolution qui éclate à un moment et dans un lieu où personne ne l'attend est-elle donc, pour reprendre les termes mêmes de Sun Yat-sen, un simple " accident " ? En fait, depuis les guerres de l'opium, au milieu du XIX siècle, bien des forces sont à l'oeuvre, qui minent le régime impérial. Les puissances occidentales ont obligé la Chine à s'ouvrir, s'attaquant à un système qui limitait l'interaction entre les peuples afin de mieux prévenir les conflits et préserver la suprématie de l'Empire céleste. La doctrine millénaire de l'Empire universel faisait de l'empereur un personnage de dimension cosmique. Médiateur entre le ciel et la terre, responsable de l'harmonie universelle, il régnait sur le monde civilisé (identifié à la Chine) et faisait rayonner sa vertu sur les barbares qui lui remettaient le tribut. Lesdits barbares cependant n'étaient pas des étrangers : ils se situaient à l'intérieur et non à l'extérieur de l'Empire; peuples frustes, peuples des confins, ils étaient promis à une assimilation culturelle qui devait leur permettre de devenir un jour membres à part entière de la société confucéenne.

L'intégration forcée de la Chine au nouvel ordre international dominé par les puissances occidentales a sapé ce système. Aux frontières maritimes de l'Empire, le Vietnam, Formose, la Corée ont échappé à l'influence de Pékin. Aux marges continentales, la Mongolie, le Sinkiang, le Tibet menacent d'en faire autant. Certaines portions du territoire chinois, comme Hongkong, ont été raflées, des zones d'influence ont été délimitées et des concessions étrangères établies dans les grandes villes. Mais la Chine n'a pas pour autant connu le sort réservé à l'Inde ou à l'Afrique. Elle n'a pas été divisée entre les puissances et sa façade institutionnelle demeure intacte, même si, depuis le soulèvement des Boxeurs et l'expédition punitive internationale qui y a mis fin en 1900, il est clair que l'Empire chinois est devenu le " vieil homme malade " de l'Asie. Il ne doit en fait sa survie qu'à la nécessité de maintenir l'équilibre des forces et des ambitions entre les puissances qui convoitent ses dépouilles.

Ce ne sont donc pas ces puissances qui, en 1911, précipitent sa chute, mais les Chinois eux-mêmes. L'excès d'humiliation a éveillé chez eux les premières réactions nationalistes. Se définissant en réponse à une agression de caractère colonialiste, leur nationalisme entretient une relation ambivalente avec l'Occident. Dans la mesure où il se veut modernisateur, il se tourne vers les modèles économiques et institutionnels qui ont assuré le succès occidental. Mais dans la mesure où il revendique l'identité et l'indépendance nationales et fait de l'anti-impérialisme un de ses thèmes majeurs, il ouvre la voie au rejet de l'Occident.

Dans la Chine des années 1900, cette relation dialectique du nationalisme à l'impérialisme occidental est biaisée par la force du sentiment antimandchou. Sporadique depuis le XVII siècle, l'hostilité à la dynastie étrangère qui règne sur la Chine renaît alors. Ces barbares sinisés, ralliés à l'ordre confucéen, dont le système traditionnel avait fait ses agents, sont désormais rejetés au nom d'un nationalisme fondé sur l'idée de race et au nom de l'Etat-nation. Et c'est la puissance de ce courant antimandchou qui empêche le régime impérial de s'appuyer sur les forces nationalistes, de les rassembler et de les utiliser à son profit. C'est lui qui nourrit et, dans une certaine mesure, fédère des oppositions hétéroclites : celle des sociétés secrètes demeurées loyales à l'ancienne dynastie des Ming; celle des lettrés et des notables qui, confrontés à la crise, élargissent leurs préoccupations, de la gestion autonome des affaires locales à l'appréhension critique des problèmes nationaux; celle enfin d'une poignée d'intellectuels radicaux que Sun Yat-sen s'efforce depuis 1905 d'organiser au sein de la Ligue jurée et de rallier à son programme du Triple Démisme : nationalisme, démocratie et bien-être du peuple. Ainsi, menacé par la présence étrangère, abandonné par une grande partie de ses élites, condamné par la jeune Chine républicaine, le régime n'a pas pu résister à la crise de succession ouverte par la mort de l'impératrice douairière Cixi, en 1908. Il tombe sans être défendu.

La chute de l'empire entraîne l'émancipation des marches continentales. La Mongolie extérieure accède à l'indépendance. Le Tibet, la Mongolie intérieure, le Sinkiang jouissent d'une autonomie de fait. Mais la Chine traditionnelle, celle des dix-huit provinces, préserve son intégrité territoriale, sinon son unité. Car la révolution de 1911 qui a renversé l'empire n'a pas bâti à sa place un Etat-nation. L'avortement de la République fondée en 1912 plonge la Chine dans le chaos politique et la livre aux guerres sans cesse renaissantes entre seigneurs de la guerre. La mobilisation antimandchoue qui a permis la conjonction des forces d'opposition et le succès de la révolution ne peut servir de fondement à l'essor d'un nationalisme moderne. Et il faudra encore de longues décennies de luttes pour qu'avec l'avènement de la République populaire en 1949 s'affirme la conscience nationale et se recrée l'unité chinoise.

Mais le nouvel Etat communiste, au fil de son histoire, révèle de nombreuses ressemblances avec l'Etat impérial dont sa propagande rejette l'héritage : même organisation pyramidale de la société, même bureaucratie proliférante, mêmes ambitions d'hégémonie régionale qui conduisent à la reprise en main des marches continentales (Tibet, Sinkiang, Mongolie intérieure) et mêmes aspirations à une domination universelle qui pendant un certain temps a poussé Pékin à revendiquer la direction du camp socialiste et à s'offrir en exemple aux pays du tiers-monde.

Faudra-t-il donc attendre l'écroulement du régime communiste pour prononcer la mort de l'Empire chinois ? Cet écroulement permettra-t-il l'essor d'une nation moderne ou ne marquera-t-il qu'un nouveau reflux de la puissance impériale, laissant intactes les puissantes assises idéologiques de l'ordre traditionnel ? Le visage de la nouvelle Chine, tel qu'il s'esquisse aujourd'hui avec l'essor des autonomies locales et la prospérité des zones côtières, n'est toujours pas celui d'un Etat-nation. Le désintérêt croissant de nombreux intellectuels chinois pour la politique " politicienne " et leur repli sur le culturel relèvent d'une tradition des lettrés, sur la pertinence de laquelle on peut s'interroger. La référence culturelle suffira-t-elle à cimenter l'unité de la Chine moderne comme jadis celle de l'Empire confucéen ? A transcender le patriotisme provincial des nouvelles élites économiques et bureaucratiques de la Chine côtière ? A faire de ce patriotisme le vecteur d'un nouveau nationalisme démocratique ? C'est l'espoir que formulent certains maîtres à penser de l'opposition chinoise en exil. Mais pour beaucoup d'observateurs étrangers le recul du pouvoir central consécutif au déclin de l'Etat-parti risque simplement de plonger le pays dans l'anarchie.

Avec le privilège du recul historique, la révolution de 1911 et la chute du régime impérial n'apparaissent plus guère que comme des péripéties. La véritable bataille est celle que la Chine est en train d'engager et qu'elle gagnera peut-être à l'aube du XXI siècle : celle de la modernisation économique. Avec elle se jouera le sort de l'héritage impérial et de la culture politique qui lui est associée.

POUR EN SAVOIR PLUS China in Revolution. The First Phase, sous la direction de Mary Wright, Yale University Press, 1968. La Chine au XX siècle. D'une révolution à l'autre (1895-1949), de Marie-Claire Bergère, Lucien Bianco et Jürgen Domes, Fayard, 1989. DOC:AVEC PHOTO

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