jeudi 23 avril 2009

REPORTAGE - Les passeurs du Fujian, en Chine, ne connaissent pas la crise

Le Monde - International, vendredi, 24 avril 2009, p. 6

Ce sont de vraies villes champignons, sorties de terre grâce à l'argent envoyé de l'étranger. Tout juste bâties ou encore en chantier, des maisons étroites et colorées, alignées à l'infini, ont transformé en une génération les anciennes zones rurales des petites villes qui s'étalent entre Fuzhou, la capitale de la province du Fujian, et la côte dentelée qui fait face à Taïwan. Crise ou pas, partir pour l'étranger est une option très courue dans le triangle formé en Chine par les villes de Fuqing, Changle et l'île de Pingtan.

A 38 ans, " Jake " - c'est son surnom -, est un récidiviste de l'émigration clandestine. " Je ne vais pas abandonner comme ça. La prochaine fois, je vais réussir ", raconte-t-il, dans un estaminet de la banlieue de Fuqing. La première fois, en 2001, il pouvait apercevoir les côtes du Japon quand la police maritime nipponne est montée à bord du cargo. Fin du voyage. Les 180 000 yuans (20 000 euros) dus au passeur, le " shetou " (tête de serpent), auraient dû être payés à l'arrivée par sa famille. Le billet de retour fut, ironise-t-il, payé par le gouvernement chinois.

En 2004, deuxième tentative, Jake choisit le Royaume-Uni. Via la Russie, l'Ukraine... marches en montagne la nuit, trajet dans un coffre de voiture, et interception à la frontière allemande. Il se retrouve six mois en détention en République tchèque. Retour en Chine, toujours aux frais du gouvernement.

Autrefois musicien dans des cortèges funéraires, Jake, qui n'a pas fait d'études, a une fille de 12 ans. Sa femme tient un petit salon de coiffure et lui, désoeuvré, joue au mah-jong. Il a perdu deux ans de sa vie en détention, dont neuf mois au Japon. Mais il n'en démord pas : " Ici, il faut des relations. A l'étranger, je suis sûr de trouver un travail et de rembourser. "

" Vous avez trois catégories de gens au Fujian. Ceux qui font des affaires dans toute la Chine. Ceux qui font des études, et deviennent fonctionnaires. Et puis ceux qui s'en vont à l'étranger. Parce que quel que soit le travail, ils ne gagneront jamais plus que l'équivalent de 150 euros par mois en Chine. A l'étranger, on gagne jusqu'à dix fois plus ", dit Robin Weng, 26 ans. Ses parents font partie des " commerçants ", il a fait l'Institut du cinéma à Pékin et réalisé Fujian Blue, un film sur ses ex-camarades d'école qui vivent de petits trafics dans une économie gonflée par les rentrées de devises.

" Les hommes partent des années à l'étranger. Toutes ces villas où vivent leurs femmes, on appelle ça ici des guafucun, des "villages de veuves". Les épouses prennent des gigolos. Des copains m'ont raconté qu'ils les faisaient chanter ", dit Robin. Il a écrit un scénario où de petits truands filment en cachette des épouses délaissées qui s'encanaillent. Un des personnages, qui tente sa chance à l'étranger, est calqué sur un camarade devenu riche en Irlande. Nul ne s'inquiète de ce qui est légal ou non. Ici, telle banque clandestine a blanchi des millions en devises. Là, on rit encore de l'empire de la contrebande monté à la fin des années 1990 à Xiamen, dans le sud du Fujian, par Lai Changxing, qui avait corrompu une flopée d'officiels, et vit désormais exilé au Canada où il a obtenu un " permis de travail ".

Berceau des Triades, les sociétés secrètes, le Fujian a une longue tradition de piraterie et de contrebande. Et dans les communautés côtières, l'émigration clandestine est vue plus comme un service que comme un crime : " On commence par envoyer des gens de la famille, puis des amis d'amis. Les gens avaient confiance en moi ", dit Wang (nom d'emprunt), 39 ans. Ses " passagers " transitaient par deux types d'embarcations avant de rejoindre des cargos en partance pour le Japon, dissimulés dans des caches. Le passeur est appelé " tête de serpent ", car, derrière lui, les candidats au départ se déplacent furtivement en file indienne, évoquant un reptile. Cette activité est plus artisanale, soutient-il, qu'organisée : " Tout le monde peut devenir shetou. On n'appartient pas à une Triade, on est indépendant, c'est comme un petit commerce. " Dénoncé par un subalterne, Wang écopa toutefois de huit ans de prison pour avoir transporté 390 personnes illégalement au Japon.

" Certains candidats au départ s'endettent, c'est l'échec. Alors ils s'endettent de nouveau en pensant s'en sortir. C'est une spirale, comme le jeu ", prévient, sous couvert d'anonymat, un policier de Fuqing spécialiste des shetou. En 1997, tout juste sorti de l'académie de police, il fut envoyé comme " infiltré " dans une opération trop voyante, qu'il fit capoter.

Les plus crédules s'exposent aux plus gros risques. " Le shetou contrôlera son client jusqu'à la fin, pour être sûr d'obtenir l'argent. Si quelqu'un meurt en mer, ou dans la montagne, ils se débarrassent du corps, et réclament l'argent aux familles en prétendant que la personne a fui ", dit-il.

En favorisant l'ascension sociale, les sources de revenus des expatriés ont modifié les pratiques familiales : on se rend légalement dans tel ou tel pays grâce à des parents sur place. Des intermédiaires arrangent des mariages internationaux.

Notre interlocuteur démantèle de sept à huit réseaux d'émigration par an, une infime fraction. " On nous contacte quand les gens ont un problème avec un shetou ", dit-il. Il pense qu'il y aura deux fois moins d'appels cette année, à cause de la crise. Les officiels locaux veulent éviter de tuer la poule aux oeufs d'or. Le gouvernement chinois fait seulement mine d'agir quand un scandale émeut l'opinion publique occidentale. Ce fut le cas en 2004, lorsqu'une majorité de gens originaires de Fuqing ou Changle furent parmi les ramasseurs de coques de la baie de Morecambe, en Grande-Bretagne, piégés par la marée. En 1993, le naufrage, au large de New York, du cargo Golden Venture, permit au FBI de désigner Cheng Chui-ping, une commerçante fujianaise de Chinatown, comme le cerveau de l'émigration clandestine vers les Etats-Unis. Réfugiée dans son village de Shengmei, près de Changle, elle continua ses activités avant d'être arrêtée à Hongkong en 2000, puis extradée vers les Etats-Unis où elle purge une peine de trente-cinq ans.

A Shengmei, Ping Jie (grande soeur Ping) est célébrée comme une bienfaitrice : " Tout le monde la respecte ici. Ce qui lui est arrivé n'est pas juste. On est tous passés par elle ", gesticule Cheng, 64 ans. Lui est parti pour les Etats-Unis en 1990, via la Belgique, puis Mexico. Coût : 20 000 dollars, remboursés en trois ans. Il fit pendant des années la vaisselle dans un restaurant de Chinatown. Il montre fièrement la grande tombe en demi-cercle qu'il a fait construire pour ses grands-parents et, à côté, celui qui accueillera ses cendres, dans un complexe de temples à la sortie du village.

Tout a été financé, par l'argent d'outre-mer. " Grande soeur Ping y a participé, mais on ne pouvait pas mettre son nom ", chuchote-t-il.

Brice Pedroletti

PHOTO - Migrants du Guangzhou / Getty Images

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