La crise du capitalisme conforte l'expansionisme chinois
André Menras (*), enseignant
Ceux qui suivent de près l'actualité quotidienne du Vietnam ne peuvent que constater l'émergence d'un émoi populaire face à la rapide montée en puissance de l'influence et de la présence chinoise dans ce pays. La course effrénée au développement capitaliste réveillerait-elle les vieux démons ?
Quelles que soient les époques, la phraséologie et l'habillage idéologique, la Chine a toujours considéré le Vietnam comme un prolongement d'elle-même, une marche de l'Empire. Lorsqu'il n'y a pas eu agression et occupation directe de sa part, l'aide apportée contre les armées étrangères françaises puis américaines a toujours obéi à une motivation essentielle : protéger en bouclier le territoire chinois. Voire même lui permettre de s'étendre en profitant de l'occasion.
L'évolution de l'économie mondiale des trente dernières années a progressivement créé les conditions d'un glissement du Vietnam vers la fragilisation d'une indépendance chèrement acquise en 1975. En effet, livré à lui-même après une guerre totale et la chute imminente du bloc soviétique, le Vietnam a « choisi », à partir de 1986 un mode de développement basé sur l'économie de marché (le « Doi moi »). Choix on ne peut plus déchirant car il ouvrait la porte à de vieux appétits et à d'autres contraintes. Mais il était dicté par la réalité : comment, seul, avec une industrie balbutiante, sans technologie, dans un monde sous domination capitaliste, reconstruire rapidement le pays, sortir de la faim et de la misère et développer l'économie ? « Nous sommes sur une mer déchaînée avec un tout petit gouvernail », me disait un ancien diplomate. La recherche de coopérations les plus diversifiées possibles s'est donc avérée nécessaire. De nombreux pays, dont la France, ont investi mais souvent très prudemment. L'admission à l'OMC n'a pas réglé ces réticences dues en partie aux insuffisances administratives, au manque de compétences et à la corruption persistante. Ainsi malgré ses efforts, le Vietnam a vu glisser sa politique de coopération internationale diversifiée vers des liens très privilégiés et donc toujours plus dépendants avec la Chine. Aujourd'hui, la crise profonde du capitalisme conforte l'expansionnisme chinois et le Vietnam est sur la ligne de front.
En 2008, la dette extérieure atteint 11 milliards de dollars américains envers Pékin qui, le vent en poupe, accélère sa pénétration du marché vietnamien à une vitesse vertigineuse. Dans les dix premiers mois, près de 13 milliards de dollars d'importations chinoises, sans parler des articles qui passent en fraude les frontières très perméables. Ils concurrencent même dans les lieux touristiques les produits de l'artisanat vietnamien qui risque de s'y perdre. Jusqu'à 50 % moins chers que les produits locaux, ces articles, quand ils ne sont pas dangereux pour la santé, sont souvent de qualité médiocre mais ils séduisent les consommateurs en ces temps difficiles. Le journal Tuoi tre écrit, le 12 décembre 2008 : « Ils font la pluie et le vent sur notre marché et ce n'est que la première vague du cyclone qui nous attend en 2009 quand, selon les directives de l'OMC, les taxes d'importation vont passer de 50 à 20 %. » Les entreprises chinoises sont désormais maîtres d'oeuvre de grands chantiers nationaux dans tout le pays. En mars 2009, l'association générale des constructeurs du Vietnam s'inquiétait du fait qu'elles possèdent des dizaines de chantiers de construction de cimenteries, de centrales électriques, d'usines de produits chimiques, en faisant suivre avec elles leurs propres matériaux et, par milliers, leurs propres ouvriers.
Le groupe chinois Chalieco se trouve notamment présent sur le Tây Nguyên, Hauts plateaux du Vietnam, comme seul partenaire étranger du groupe d'État vietnamien TKV (Charbon et minéraux du Vietnam) pour mettre en oeuvre un projet d'extraction de bauxite, de son traitement et de sa transformation en aluminium. Outre des travaux titanesques d'infrastructure, il mobilisera 4 000 hectares de terres pris sur les cultures et la forêt qui recule toujours plus. Le tout pour un investissement vietnamien de 15 milliards de dollars.
Cette « grande option du Parti et de l'État » semble passer en force, en dehors de l'approbation de l'Assemblée nationale. D'autant que le projet avait déjà été étudié en coopération avec le COMECON (marché commun des pays de l'Est) en 1980 puis finalement rejeté pour ses menaces graves sur la survie des minorités ethniques originales de la région, l'environnement, les équilibres sociaux et politiques.
En janvier 2009, le célèbre général Vo Nguyen Giap a écrit au premier ministre pour lui demander l'arrêt des travaux et leur réexamen, jugeant également dangereuse la présence chinoise dans cette zone hautement stratégique. Argument repris avec force par le général Le van Cuong, membre de l'Institut stratégique et scientifique pour la sécurité nationale : « Si la Chine entre au Tây Nguyên, les conditions seront réunies pour son contrôle du Vietnam, du Laos et du Cambodge. Actuellement elle a loué pour quatre-vingt-dix-neuf ans un vaste territoire dans la province cambodgienne de Mundunkiri qui touche notre province de Dak Nong où le projet bauxite est prévu. La Chine s'est également rendue maîtresse des grands projets économiques de la province laotienne de A-Ta-Pu, limitrophe du Vietnam et du Cambodge, au carrefour de l'Indochine. Cela constitue une menace pour notre sécurité nationale dont il est difficile de mesurer l'ampleur. » Alors que les catastrophes industrielles répétées, sources de pollutions considérables, ont aiguisé la sensibilité déjà naturelle des Vietnamiens aux problèmes écologiques, le mouvement de protestation menace, lui aussi, de s'amplifier : colloque national, concédé par le pouvoir, pétition de protestation et de proposition portée au premier ministre, site Internet ouvert face à la réserve imposée à la presse... Mais les travaux s'accélèrent sur le terrain, avec les premiers dégâts collatéraux (déplacements forcés des populations, présence chinoise massive, déforestation...).
Et si le Bureau politique du Parti communiste se veut rassurant, il demande en même temps à la commission de l'éducation et de la propagande du Comité central de « créer les conditions de l'unité dans le Parti et du consentement dans la société ». Le journal Nhan Dan, organe central du Parti, lui emboîte le pas et par une formule d'un autre âge appelle à « adopter une attitude claire et résolue face aux complots de forces ennemies... ». Dans ce projet, le Vietnam risque de perdre beaucoup. La Chine a apparemment tout à gagner sauf peut-être l'essentiel : la confiance et la sympathie de la majorité de la population vietnamienne. Tandis qu'elle accentue sa pression militaire en mer de l'Est, face aux côtes du Vietnam, le fossé est de plus en plus perceptible entre la multiplication des visites d'amitié des dirigeants, leur affirmation systématiquement répétée de « coopération totale », de fidélité à la politique des « 4 bons » (bons voisins, bons amis, bons camarades, bons partenaires) et les réactions des Vietnamiens de la rue. Car ceux-ci savent que des liens trop serrés peuvent vite devenir étouffants.
(*) Coopérant au Vietnam de 1968 à 1970. Emprisonné deux ans et demi à Saigon pour solidarité affichée avec le FNL du Sud-Vietnam. Coauteur du livre : Rescapés des bagnes de Saigon, nous accusons.
© 2009 l'Humanité. Tous droits réservés.
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire