mardi 8 septembre 2009

Deux héroïnes très contestées - Philippe Pons

Le Monde - Page Trois, mercredi, 9 septembre 2009, p. 3

Après un long silence, les deux journalistes américaines, Laura Ling et Euna Lee (PHOTO), libérées début août grâce à Bill Clinton après quatre mois en captivité en Corée du Nord pour " entrée illégale ", ont raconté leur mésaventure au Los Angeles Times. Accueillies aux Etats-Unis comme des héroïnes au service de l'information, animées de la mission " de faire la lumière sur les lieux sombres ", selon leur expression, les deux journalistes passent, aux yeux d'une partie des Sud-Coréens, pour des " irresponsables " qui ont mis en danger les réseaux des organisations humanitaires aidant les réfugiés nord-coréens à la frontière chinoise.

Travaillant pour la chaîne de télévision américaine Current TV, elles effectuaient en mars un reportage sur les réfugiés nord-coréens dans la région du fleuve Tumen, qui marque la frontière entre la Chine et la République populaire démocratique de Corée (RPDC). Elles racontent avoir franchi le fleuve gelé, à l'instigation de leur guide, pour se rendre sur la rive nord-coréenne. " Nous n'avions pas l'intention de quitter la Chine, poursuivent-elles. Inquiètes de ce que nous faisions, nous avons vite fait demi-tour, mais, alors que nous étions au milieu du fleuve, nous avons entendu des cris. Deux soldats nord-coréens armés nous poursuivaient, et nous ont brutalement ramenées sur l'autre rive. Nous avons passé à peine une minute en RPDC, et nous étions en Chine lorsque les soldats nous ont attrapées. "

Arrêtées, les deux femmes ont été interrogées puis condamnées à douze ans de travaux forcés pour " entrée illégale " et " acte hostile " envers la RPDC. Elles n'ont pas été envoyées en camp de travail, mais n'ont donné aucune précision sur leur lieu de détention.

Au cours des longs hivers de la région, le fleuve Tumen est gelé. Rien n'indique que celui-ci constitue une frontière. Le franchir est aisé, mais c'est prendre un risque qui n'est guère " payant ", en termes d'information. " Jeter un peu de lumière " sur un pays fermé et un régime répressif est souhaitable, mais apprend-on quelque chose d'essentiel en posant brièvement le pied sur la terre nord-coréenne ?

" Leur acte est irresponsable, et a mis en danger non seulement des réfugiés qu'elles avaient filmés et dont les visages sont désormais connus des polices chinoise et nord-coréenne, mais aussi les membres des réseaux qui leur viennent en aide. A cause d'elles, il est aujourd'hui plus dangereux de travailler à la frontière, et ceux qui en pâtissent sont les réfugiés ", dit le responsable, qui souhaite rester anonyme, de l'une des organisations sud-coréennes venant clandestinement en aide aux réfugiés.

Sur les dizaines de milliers de Nord-Coréens passés en Chine, une partie sont des migrants qui cherchent du travail et repasseront en RPDC; d'autres, des réfugiés désirant aller au Sud. La Chine les considère tous comme des immigrants illégaux et, conformément à l'accord de 1960 entre les deux pays, les renvoie en RPDC, où ils sont plus ou moins sévèrement punis en fonction de leur passé de récidiviste ou des contacts qu'ils ont eu en Chine avec des organisations chrétiennes sud-coréennes.

S'ils ne sont pas pris en main par des organisations humanitaires, ils risquent d'être dupés par des passeurs qui leur promettent de faux papiers. Les migrantes deviennent souvent la proie des " marchands de femmes ", qui les vendent à des célibataires chinois ou à des réseaux de prostitution.

Laura Ling et Euna Lee racontent que, une fois arrêtées, elles ont détruit la liste de leurs contacts et effacé les images de leurs caméras. Mais le pasteur Lee Chan-woo qui travaillait à Yangi (à une soixantaine de kilomètres de la frontière), a déclaré à la presse sud-coréenne que, deux jours après leur arrestation, sa maison a été perquisitionnée, tandis que cinq des orphelinats clandestins où il avait recueilli une vingtaine d'enfants sino-nord-coréens ont été fermés par la police.

Ces enfants nés de l'union de Coréennes et de Chinois, " déjà séparés de leurs mères rapatriées de force par la police chinoise, subissent le nouveau traumatisme d'être chassés des orphelinats des organisations humanitaires ", commente Tim Peter, qui dirige à Séoul Helping Hands Korea.

" J'avais fait de mon mieux pour aider ces journalistes venus me voir quelques jours plus tôt ", raconte le pasteur Lee. " Je leur avais demandé de ne pas filmer les enfants. Je ne savais pas qu'elles l'avaient fait tout de même ", poursuit-il, précisant que les policiers chinois qui l'ont interrogé ont mentionné comme preuve de ses activités les vidéos confisquées. " C'est grâce à ces vidéos, ainsi qu'aux notes et aux listes de contacts des deux journalistes et du réalisateur - qui, avec le guide, avait réussi à échapper aux soldats nord-coréens mais a été arrêté en Chine - , que les orphelinats ont été découverts ", poursuit le pasteur Lee, qui a été expulsé de Chine.

Le directeur de l'Association Durihana à Séoul, Chun Ki-won, qui avait présenté le pasteur Lee aux journalistes, affirme avoir mis en garde celles-ci contre les risques qu'elles prenaient et ceux qu'elles faisaient courir à leurs contacts en franchissant le fleuve.

Selon Tim Peter, " il est irresponsable d'avoir traversé le fleuve, même pour une minute, mais le dommage le plus grave vient sans doute moins des informations obtenues des journalistes par les Nord-Coréens que de celles fournies par leur guide, arrêté par la police chinoise, qui semble avoir été un informateur des Nord-Coréens. "

Quelles que soient les responsabilités, la Chine dispose désormais de nouveaux éléments pour réprimer les réseaux humanitaires à la frontière avec la RPDC.


Une frontière bouclée, mais loin d'être hermétique

La frontière sino-nord-coréenne est une région à la population mouvante. Délimitée par les fleuves Yalu et Tumen, elle court sur 1 400 kilomètres d'ouest en est.

Du côté chinois, la région de Yanbian (province de Jilin) est une zone où, en dépit du tracé d'une frontière, la démarcation ethnique n'a jamais été bien tranchée. Il y vit depuis la fin du XIXe siècle une forte minorité coréenne. En dépit de leur nationalité chinoise, ces populations ont conservé leur culture, et la région est surnommée " la Troisième Corée ".

Trop large et trop puissant en son embouchure pour permettre des passages clandestins, le Yalu est en amont plus favorable à la contrebande destinée aux marchés en RPDC. Dans le sens inverse passent antiquités, minerais précieux, drogue.

En remontant vers sa source, le Yalu est plus étroit, mais les contreforts du massif du mont Paekdu forment une région peu hospitalière. En revanche, à l'est du mont Paekdu, le fleuve Tumen est le lieu de transit de personnes et de contrebande. Par endroits, il ne dépasse pas une quinzaine de mètres de large et est gelé cinq mois par an. En aval, il est plus large, mais son lit est parsemé de bancs de sable, son cours lent, et le tirant d'eau faible.

La majorité des Coréens du Nord qui passent en Chine sont des commerçants, des contrebandiers et des migrants en quête de travail et de nourriture. Les autres sont des demandeurs d'asile qui essayent, au fil d'un périple de 5 000 kilomètres jusqu'au Yunnan, de passer au Laos, de franchir le Mékong et d'arriver en Thaïlande, où ils demandent à se rendre en Corée du Sud. D'autres tentent d'atteindre la Mongolie.

Rapatriés de force

Estimé à plus de 200 000 personnes dans la seconde moitié des années 1990, pendant la famine en RPDC (600 000 à un million de morts), le nombre de migrants en Chine ne serait plus que de 30 000 à 50 000, selon les ONG. Amnesty International évalue à 10 % le nombre des rapatriés de force par la Chine et estime que les deux tiers des migrants sont des femmes.

Jusqu'en 2007, la RPDC établissait une distinction entre les demandeurs d'asile, qui, rapatriés de force, étaient envoyés dans des camps de travail pour dix ans ou plus, et les migrants économiques, condamnés à six mois à deux ans de travaux forcés. Depuis mai, toutes les peines sont alourdies.

Lors des JO de Pékin, à l'été 2008, la Chine a renforcé la surveillance de la frontière. Il en va de même du côté nord-coréen, où il faut franchir plusieurs contrôles pour atteindre le fleuve.

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