jeudi 10 septembre 2009

Le livre noir du maoïsme - Marie-Françoise Leclère

Le Point, no. 1930 - Monde, jeudi, 10 septembre 2009, p. 61

Totalitarisme. Il y a soixante ans, Mao prenait le pouvoir en Chine.

1er octobre 1949

Sur la porte de la Paix céleste, qui surplombe la place Tiananmen, en ce lieu hautement symbolique qui reliait le sacré et le temporel, Mao proclame la naissance de la République populaire de Chine. Autour de lui, les compagnons de l'épopée. A ses pieds, une foule extatique. La forêt des emblèmes et des bannières, les ovations à la gloire du nouvel empereur : qu'il règne 10 000 ans !

La Chine est en paix, reste à mettre en place le nouveau régime, à relancer l'économie et à construire le socialisme. Un monstrueux enfantement. Une succession de réformes, de campagnes, de rectifications, de directives parfois contradictoires qui donne le tournis. La terreur rôde. Chaque fois, la méthode est la même : désigner l'ennemi, mobiliser les masses, les pousser à la délation, à la vengeance, au meurtre parfois, et ainsi les lier par un pacte de sang. Le résultat ? En six mois, la campagne pour supprimer les contre-révolutionnaires fait 710 000 morts, exécutés ou poussés au suicide. « Au moins 1,5 million de personnes disparurent en outre dans les camps de réforme par le travail [le laogai] nouvellement créés », note Philip Short dans sa biographie de Mao (Fayard). Le laogai (le goulag chinois) aurait vu passer 50 millions de personnes; 20 millions d'entre elles y seraient mortes. La réforme agraire, qui s'achève en 1952, est une horreur : « Plus de 1 million de propriétaires fonciers et de membres de leurs familles furent tués », écrit encore Philip Short.

1956 : les cent fleurs

Mao a passé la soixantaine (il est né au Hunan le 26 décembre 1893), il est président de la République et, malgré la vénération dont il est l'objet, il s'impatiente. C'est qu'autour de lui le bloc des grands camarades se fissure. Ce nabot de Deng Xiaoping n'est-il pas allé jusqu'à prôner la suppression des références à « la pensée Mao Zedong » dans les nouveaux statuts du Parti ? Ne conteste-t-on pas le culte de la personnalité ? Une fracture se dessine qui annonce les catastrophes futures. L'Union soviétique le préoccupe aussi. Il y a eu, en février 1956, le rapport Khrouchtchev, un réquisitoire contre les crimes de Staline, les émeutes en Pologne, la révolte en Hongrie.

Mao a sa solution. On la résume en un slogan ancien : « Que cent fleurs s'épanouissent, que cent écoles de pensée rivalisent. » En d'autres termes, libéralisons un peu, que soit abattu le mur entre l'appareil et les Chinois ordinaires. Au début, personne ne bronche. Mais, Mao ayant donné toutes les garanties, les digues de la peur crèvent et le flot des critiques déferle. Les cadres du Parti, ces autoritaires incompétents, sont étrillés, accusés de former « une aristocratie coupée du peuple ». Les intellectuels, les étudiants prennent part à la curée, Mao lui-même est mis en cause. Mao, qui a d'abord laissé filer ces « droitiers », décide de réagir : qu'on fauche ces fleurs qui n'étaient qu'« herbes vénéneuses ». 520 000 « droitiers » sont envoyés à la campagne et dans les camps, des universitaires sont fusillés, des ministres révoqués.

1958 : le grand bond en avant

Malgré les protestations d'amitié renouvelée, les Soviétiques semblent de plus en plus réticents à aider une Chine incommode, arrogante. Mao inquiète Moscou en fantasmant sur la guerre nucléaire. Il décide de poursuivre la révolution à sa manière. Ce sera une « révolution ininterrompue ». Pour cela, il dispose d'une population de 600 millions d'êtres mobilisés et fervents. Premier objectif : devenir une grande puissance, la plus grande même. La promesse est simple : « Trois ans d'efforts, mille ans de bonheur. »

Un vent de folie balaie le pays. La révolution à marche forcée. On défriche nuit et jour, himalayas de terrassements, grands chantiers; demain se lèveront des moissons d'or, déjà on a exterminé tous les moineaux qui mangeaient les graines... S'il faut des céréales, il faut aussi de l'acier. Dans toutes les arrière-cours, on brûle ferraille, casseroles, outils et serrures. La production s'envole, les chiffres aussi, toujours plus mensongers. Mao est grisé. En août 1958, il institue les communes populaires. Les vieillards sont regroupés dans des « maisons de bonheur », les jeunes enfants dans les internats. On impose un style de vie collectivisé, militarisé. Travail de nuit, haut-parleurs, réfectoires infects...

Qui oserait critiquer ouvertement le président-démiurge, ses statistiques mirobolantes, ses défis prodigieux ? On lance l'habituel cortège de purges et d'exclusions : 6 millions de personnes (selon Philip Short) taxées d'« opportunisme de droite » et punies. Ce qui s'installe, c'est la disette. On a labouré trop profond, planté trop serré, on a épuisé les sols; les oiseaux disparus, les insectes ont proliféré. Affamés, les paysans ont dévoré les semences, pillé les greniers collectifs. Dans les communes, le peuple, excédé, épuisé, s'est croisé les bras. La famine progresse. On signale des cas de cannibalisme. Trois années noires vont suivre, une calamité sans pareille : 20 millions de morts, peut-être 40 millions.

1966 : la révolution culturelle

Vaille que vaille, sous la férule du nouveau président de la République, Liu Shaoqi, dit « le moine rouge », la Chine se reconstitue. Mao, mis sur la touche, demeure président du Parti, mais il ronge son frein, rumine. Avec ses séides-Kang Sheng, le chef de la sûreté, le Beria chinois, le maréchal Lin Biao, Jiang Qing, sa quatrième épouse, une ancienne théâtreuse au passé douteux-, il prépare sa vengeance. Elle sera terrible, elle aura nom « Grande Révolution culturelle prolétarienne » (1).

Le 16 juillet 1966, Mao réapparaît pour une grotesque baignade dans le Yangtsé, où il aurait nagé 15 kilomètres. Le 1er août, le Comité central adopte la charte de la nouvelle révolution. Le 18, l'été brûle sur Tiananmen. A la tribune, le « Grand Maître, Grand Leader, Grand Commandant, Grand Timonier » regarde le million de gardes rouges, le pullulement de gamins qui le célèbrent. Le coup de génie est d'avoir lancé des adolescents dans la bataille : leur cruauté est sans limites, leur enthousiasme vertigineux. Avec leur brassard rouge, leur sacro-saint « Petit livre rouge », ils vont se livrer à une effarante chasse aux « éléments noirs » et aux « quatre vieilleries » (pensée ancienne, culture ancienne, coutumes anciennes, moeurs anciennes). Perquisitions, destructions, tortures, exécutions; les bibliothèques brûlent, les musées aussi. Très vite naissent des factions à l'intérieur du mouvement. Début 1967, la guerre civile est là. On se bat à la mitrailleuse. A Pékin, les dirigeants qui ont osé s'inquiéter de ces fureurs doivent faire leur autocritique et sont soumis à d'abjectes séances de « luttes » : hurlements, crachats de la foule, humiliation totale. Cependant, Mao protège Deng Xiaoping, qui sauve sa peau. Liu Shaoqi, lui, mourra en prison, torturé de toutes les façons. Il faut arrêter l'hystérie des gardes rouges. Lin Biao est chargé de la liquidation, la besogne est rondement menée, au napalm quand il le faut. Entre 1967 et 1979, 16 470 0000 « jeunes instruits » sont envoyés à la campagne.

Mais la révolution continue. Une nouvelle terreur s'abat, le cannibalisme ritualisé (manger le foie de son ennemi) réapparaît. Parallèlement, le culte de Mao prend des proportions extravagantes. Dans cet ouragan, les séides se sont déchaînés. Jiang Qing impose ses absurdes opéras révolutionnaires. Elle est aidée par trois Shanghaïens, avec lesquels elle formera bientôt la « bande des quatre ». Le maréchal Lin Biao, lui, conspire pour la succession. En septembre 1971, il est mystérieusement éliminé. La réapparition de Deng Xiaoping, en 1973, change la donne. Pourtant, Jiang Qing et les siens n'ont pas désarmé. Mao est une loque gagnée par la maladie de Parkinson, avec encore des éclairs de lucidité. Face à la fureur de la bande, il réclame maintenant la stabilité. Combien la révolution culturelle a-t-elle fait de victimes ? Dix millions est le chiffre le plus couramment avancé. Mais qu'entend-on par victimes ? Les morts ? Il y en aurait eu 1,5 million. Les autres sont des blessés à vie dans leur corps ou leur tête.

1976 : la fin du tyran

Encore une année funèbre. Zhou Enlai est vaincu par le cancer le 8 janvier, à la grande satisfaction de Jiang Qing. Mao ne devrait pas, croit-elle, tarder à suivre son vieux compagnon dans la tombe. Mais il dure, le vénérable, et le 4 avril, jour de la Fête des morts, le peuple se presse sur la place Tiananmen pour célébrer la mémoire de Zhou Enlai, qui passe pour modéré.

Le 28 juillet, la terre tremble; le 9 septembre, le géant s'écroule enfin. Un mois plus tard, la bande des quatre est arrêtée et jetée en prison. Des temps nouveaux s'annoncent avec le retour de Deng Xiaoping au pouvoir en juillet 1977. Un pragmatique qui fait du développement économique la priorité absolue. Non sans heurts, tensions, émeutes et représailles, surtout en 1989, quand, au vu du monde entier, le mouvement pour la démocratie est écrasé sur la place Tiananmen. Mais l'essor économique est indéniable. Un étrange régime s'est mis en place qui fait le grand écart entre communisme et économie de marché. Loin, très loin, des rêveries sanglantes, hallucinées du président Mao

Note(s) :

1. A lire : « La dernière révolution de Mao », de Roderick MacFarquhar et Michael Schoenhals (Gallimard).

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PHOTO - Statue de Mao à Wuhan / Getty Images

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