mardi 8 septembre 2009

PORTRAIT - Ai Weiwei, l'art de la provocation - Brice Pedroletti

Le Monde - Décryptages, mardi, 8 septembre 2009, p. 20

Vedette des foires d'art contemporain à l'étranger, Ai Weiwei est le pape de la bohème artistique pékinoise. Il est devenu le porte-drapeau des rebelles chinois sur Internet : plus que jamais, il dérange les autorités.

Son nom est plus connu du grand public chinois pour sa participation au design du Nid d'oiseau, le stade olympique de Pékin. Mais ce dont Ai Weiwei est le plus fier, c'est ce mouvement citoyen qu'il organise depuis sept mois autour des écoles effondrées lors du séisme du Sichuan. Des bénévoles recueillent les noms des enfants disparus, et rencontrent les parents, qui enragent de ne pas obtenir justice.

Ils jouent à cache-cache avec la police secrète, se font embarquer en pleine nuit. « Nos actions font comprendre à tous ces jeunes gens dans quel système on vit », philosophe Ai Weiwei. Il y a des étudiants, et même, dit-il, un monsieur de 80 ans. Ils sont une cinquantaine au Sichuan et environ 200 à se relayer à Pékin pour trier les données obtenues, au quartier général de l'artiste, sa résidence-galerie à Caochangdi. Des parallélépipèdes minimalistes de brique grise sont disposés en « U » autour d'une pelouse hérissée de menhirs violet irisé. Il a dessiné lui-même l'endroit, comme d'ailleurs une demi-douzaine d'autres galeries de ce village aujourd'hui branché de la banlieue pékinoise.

Invité il y a quelques années à tenir « un blog de célébrité » sur le portail Sina, l'un des plus fréquentés de Chine, Ai Weiwei s'est vite pris au jeu. A l'été 2008, quand Yang Jia, 28 ans, tue à l'arme blanche six policiers dans le quartier général de la police d'un arrondissement de Shanghaï, l'Internet chinois s'embrase pour ce jeune homme, considéré comme un justicier, qui avait été victime de violences policières. Ai Weiwei écrira 70 articles sur l'affaire, qui vire au procès des abus de la police et de la justice. Son blog atteindra 10 millions de lecteurs.

Depuis, l'artiste ne laisse rien passer : quand il apprend que tout ordinateur vendu en Chine à partir du 1er juillet devra être doté d'un logiciel intégré de censure, Ai Weiwei lance un boycott de l'Internet pour le jour J. Un cadre du parti du Henan, risée des internautes, a-t-il truqué sa photo officielle en plaquant la chevelure et le buste de Hu Jintao, le président chinois, autour de son propre faciès ? Ai Weiwei fait de même avec son visage d'ogre barbu, et diffuse en ligne le triptyque de photos : du pop art à l'ère du blog. Immédiat, jetable, pertinent et percutant. « C'est la manière la plus excitante pour moi de faire de l'art. Ça ne servait à rien de lancer en l'air de belles idées, c'est beaucoup plus efficace de s'attacher à des cas concrets, auxquels les gens réagissent. Les responsables du gouvernement ne savent plus où se mettre. »

Jamais une personnalité aussi célèbre n'aura dénoncé aussi ouvertement, et avec une audience aussi large, les mensonges officiels, petits et grands. « C'est un pionnier, co mme artiste », dit de lui Zhang Rui, un jeune peintre qui fait partie des bénévoles mobilisés. « C'est un vrai citoyen qui assume ses responsabilités de personnalité connue. »

Le militantisme d'Ai Weiwei exaspère une petite faction d'internautes chauvins. A ceux qui le disent américain, il répond en scannant son passeport chinois et en le diffusant sur son blog. Il y a quelques mois, un de ses amis galeriste de Caochangdi, un brin sarcastique, nous le décrivait comme un pacha qui envoie ses assistants au casse-pipe. Depuis, le ton a changé : ses amis et ses proches s'alarment de voir l'étau se resserrer autour de lui.

En avril, des pages de son blog sur Sina sont effacées. Puis le blog cesse d'exister. Sina n'a même pas prévenu l'intéressé, qui veut engager des poursuites. Il a donc ouvert un autre blog, sur un serveur étranger, le seul accessible désormais. Puis sont venues les écoutes, les filatures, la visite de policiers en civil chez sa mère, âgée de 76 ans. Furieux, Ai Weiwei les rencontre, exige de voir leur carte d'identification, et appelle la police.

Les policiers de Chengdu, il y a quelques semaines, ont été plus radicaux : le trublion était dans la capitale du Sichuan pour témoigner en faveur de Tan Zuoren, un militant qui a entrepris comme lui de répertorier les victimes des écoles du Sichuan, mais qui a été arrêté en 2008 pour subversion. Le jour du procès, le 12 août, Ai Weiwei et un groupe de témoins sont réunis à l'hôtel quand une trentaine de policiers pénètrent en force dans sa chambre, rossent la petite troupe et la retiennent sur place. Le procès a donc eu lieu, mais sans les témoins. Rentré à Pékin, Ai Weiwei a diffusé l'information sur Twitter, le site de micro-blogging.

La paranoïa des dirigeants chinois et les méthodes de la Sécurité nationale l'exaspèrent. « Ils refusent d'engager un dialogue direct avec quiconque et ne savent qu'agir en cachette », s'emporte-t-il. Il doit sa lucidité et sa mobilisation au passé tumultueux de sa famille. Dans les années 1930, son père, le poète Ai Qing, emprisonné par le Kuomintang à son retour de France, sera, avec ses textes qui parlent de liberté et de justice, fêté par la Chine communiste, dont il embrasse les idéaux avec enthousiasme.

Mais dès 1957, année de naissance d'Ai Weiwei, il est désigné comme droitier pour avoir publié une satire sur l'attitude des cadres du parti. Ai Qing, sa femme Gao Ying, également poétesse, et leurs enfants sont envoyés dans une ferme collective du Xinjiang, l'extrême ouest chinois. La vie, extrêmement dure, devient infernale quand, au milieu des années 1960, survient la Révolution culturelle : pendant cinq ans, du matin au soir, le poète nettoie les toilettes. Les brimades sont permanentes.

Un soir, après une de ces réunions de masse, théâtre d'autocritiques forcées et d'insultes, son père est rentré tout noir. On lui avait versé un sceau d'encre sur la tête. « Comme on n'avait pas de savon, il est resté des semaines comme ça. Les gens pouvaient descendre incroyablement bas. Personne ne remettait en question ce qu'ordonnait le parti », raconte l'artiste.

Après la mort de Mao en 1976, la famille revient à Pékin et est réhabilitée. « C'est comme si on nous avait dit : il ne s'est rien passé, c'est juste une erreur. On se retrouvait de nouveau dans une sorte d'élite. Cela me mettait très mal à l'aise. » Ai Weiwei participe au groupe d'artistes provocateurs Xingxing (« les étoiles »), qui sera vite interdit d'expositions. Inscrit à l'Institut du cinéma, mais dégoûté par le régime, il rejoint les Etats-Unis en 1981. Il vit de petits boulots, découvre Jasper Johns et Andy Warhol, et s'ouvre à toutes les expérimentations.

En 1993, son père est malade, et Ai Weiwei revient dans cette Chine qui recommence à respirer, quatre ans après le massacre de Tiananmen. Il écrit des livres sur l'underground artistique local, organise l'exposition « Fuck Off » à Shanghaï, brise tabous et antiquités dans des installations iconoclastes.

Via son blog, ou encore Twitter, Ai Weiwei s'exprime désormais sur tout : la liberté, le mensonge, le Tibet, la mémoire, la police secrète... Le salut, croit-il, va venir de l'Internet et de la nouvelle génération, des jeunes capables de se forger eux-mêmes une opinion. Eux lui rendent bien cet éloge. Sur Internet, ils le surnomment « Ai Weilai ». Un jeu de mots, qui signifie, littéralement, « celui qui aime l'avenir ».

Parcours
1957 Naissance à Pékin (Chine).
1978 Rejoint le groupe artistique Xingxing (Les Etoiles), qui sera interdit.
1981 Part aux Etats-Unis et découvre l art conceptuel.
1993 Retour en Chine.
1999 Invité à la Biennale de Venise.
2000 Participe à la conception du Nid d oiseau (le stade olympique de Pékin).
2008 Lance sur son blog un «Journal d enquête citoyen».
2009 Fermeture de ses blogs sur les serveurs en Chine, déjoue la censure avec Twitter.
Sur le Web

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