Un événement. Pour la première fois, l'ancien président de la République se livre dans le premier tome de ses Mémoires, « Chaque pas doit être un but » (NiL). Jacques Chirac, tout au long de sa vie et de sa carrière politique, a été très avare de confidences. Cette fois, il a accepté de lever le voile sur lui-même, sur les siens, sur les autres : Bernadette, Giscard, Mitterrand, Balladur, Sarkozy... « Le Point » publie en exclusivité les bonnes feuilles de ce document pour l'Histoire.038-039-040-041-042.pdf
Et voilà qu'il se met à douter : « Qui cela va bien pouvoir intéresser ? Tout le monde m'a oublié, c'est ainsi... » Dos à la fenêtre, Jacques Chirac déploie ses grands bras, comme pour s'arracher à son bureau de la rue de Lille et fuir tous ces chroniqueurs matutinaux qui auront à commenter ses Mémoires, donc sa vie. Un livre - une torture quand on sait la légendaire réserve de l'homme - qui lui a demandé des mois de travail et sur lequel il n'a jamais su mettre un nom (« J'écris quelque chose qui ressemble à des Mémoires... »). Son visiteur du jour le rassure, lui dit que ça ira, qu'un tel ouvrage fera date et que l'accueil sera bon. Mais une ride dubitative fend toujours le front de l'ancien président de la République. N'est-il pas l'homme politique préféré des Français ? Au Point il confie vivre cette popularité« avec 99 % de recul et 1 % de plaisir ou l'inverse » ! A croire qu'il appréhende davantage la sortie de « Chaque pas doit être un but » que son renvoi en correctionnelle pour une histoire d'emplois fictifs. Même atteint au fond de lui par la décision de la juge, il se dit serein et décidé à batailler.
Au milieu des années 80, après un passage à Matignon et une candidature à la présidentielle de 1981, il s'était essayé à l'écriture d'un livre qui ressemble justement à des Mémoires. L'idée, soufflée alors par l'homme de télé, fondateur d'Antenne 2, Marcel Jullian, avec lequel il avait commencé une série d'entretiens, a vite fait pschitt...
Finalement, Chirac se convainc que la sortie de ses Mémoires est une aubaine. L'enfant du plateau des Mille-Sources a toujours aimé la France de près. Il envisage la promo de ce livre telle une petite campagne électorale, bien qu'un brin polluée par son actualité judiciaire.« Si j'ai écrit ces Mémoires, ce n'est évidemment pas pour me mettre en scène, assure-t-il.C'est en réalité une façon d'exprimer à nouveau mon attachement viscéral à la France et aux Français. » Depuis 2007 et son départ de l'Elysée, il a la nostalgie des odeurs du bocage et du contact avec les Français(es). Il surprend parfois ses amis à dire tout haut que « l'Histoire se fait dorénavant sans[lui] ». Ce fut le cas lors de son récent séjour au Maroc, à la table du couple Badinter et du fidèle Renaud Donnedieu de Vabres. L'effondrement du capitalisme, le renforcement de l'Etat, la défense d'un monde multipolaire, le réchauffement climatique : des années qu'il en parle ! A l'heure de ces grandes questions, c'est un autre que lui qui convoque le monde à l'Elysée.
Offre de Poutine. Sa nouvelle vie a été mille fois racontée : discours devant sa fondation, vacances à Saint-Tropez, visite au Salon de l'agriculture et rencontres avec des grands de ce monde. Seulement, le soir venu, quand le téléphone ne sonne plus, on sait moins ce qui se passe dans la tête de cet homme dont la vie a consisté, depuis 1965, à toujours regarder « l'à venir ». Comprendre la prochaine échéance électorale. A présent, que regarde Jacques Chirac ? Quand ceux qui l'aiment soulèvent ce problème, ses lèvres minces se tendent comme pour déplorer le temps passé. Son seul bilan, il le veut politique. Pour le reste : « J'aime manger, j'aime les femmes et j'ai eu une belle vie. » Il « a eu » une belle vie...
Il ne tenait qu'à lui de faire du « fric », comme dirait son successeur, et de sillonner le monde. C'était le 7 octobre 2006, en Russie. Vladimir Poutine, qui fête ses 54 ans, l'invite, ainsi que Gerhard Schröder, à faire un tour de bateau sur le lac Valdaï. L'ex-président russe se tourne vers le chancelier allemand : « Gerhard, une fois ton mandat terminé, accepterais-tu de prendre la tête de North Stream ? J'ai besoin de quelqu'un de ta compétence. - Cela mérite réflexion. » Puis vers Chirac : « Et toi, Jacques, que feras-tu après ? Travaillons ensemble. »« Jacques » décline l'offre. Son avenir, il l'imagine déjà ailleurs; il souhaite honorer dignement son mandat puis passer à autre chose, accorder davantage de temps à son petit-fils, Martin, visiter des contrées épargnées par la bétonisation et la déforestation, lire des poèmes sans jamais plus se cacher et écrire ses Mémoires. Ecrire aussi - comme il le faisait déjà secrètement du temps de l'Elysée - moult réflexions sur l'origine et le devenir de l'humanité. Encore aujourd'hui, il garde précieusement dans sa serviette une liasse de ces notes, ses « références les plus précieuses », qui lui apprennent « la relativité des choses ».« D'où venons-nous... Qui sommes-nous... Où allons-nous...» est le titre de l'une d'elles.« L'homme fait partie intégrante de la nature, il est rattaché par une longue chaîne ininterrompue[...]», écrit-il à la manière de Claude Lévi-Strauss. C'est dans un retour à la terre, à la famille et à l'écrit qu'il s'imaginait donc finir ses jours. Mais Claude, sa fille, ainsi que l'ancien secrétaire général de l'Elysée Frédéric Salat-Baroux le dissuadent de renoncer à toute vie publique, arguant qu'il doit s'engager, que c'est un devoir. Comme toujours, Chirac se laisse convaincre. Ils s'entendent alors sur quatre projets visant « à faire vivre la flamme » : la création d'une fondation et d'un club d'amis, une présence régulière au Conseil constitutionnel et l'écriture de Mémoires. Il honore ces quatre engagements. Souvent avec bonne humeur; parfois avec la lippe des mauvais jours. Chirac n'est lui-même que libéré de toute contrainte, loin des caméras et des assemblées. Le plaisir, même quand on a été le premier des Français, tient parfois à peu de chose.
Scènes de vie d'un président qui n'a rien perdu ni de sa foi, ni de son enthousiasme, ni de son humour : pour « un baiser », il vend un autographe aux promeneuses du quai d'Orsay, et n'importe qui peut lui prendre le bras pour une photo. On reconnaît en lui le promoteur de la motocrotte ou l'homme du non à la guerre en Irak. Il n'aime rien tant que discuter « des faux-culs » de la République avec Jean-Louis Debré et d'histoire avec le communiste Robert Hue. Au café, il préfère toujours la bière au champagne que lui offre le gérant. Dès qu'il peut, il invite à déjeuner au Plaza ou chez Laurent un trio d'anciennes collaboratrices, coutumières de sa galanterie vieille France et de ses blagues licencieuses. Incapable de rancoeur, il a promis à son ancienne conseillère Marie-France Garaud, réputée impitoyable avec lui, de la convier à dîner. Naguère méfiant à l'égard des journalistes, il sympathise à présent volontiers avec eux, au point de prolonger ses entretiens jusque sur le palier. Avec une profondeur inimitable dans le regard, il peut scruter durant de longues minutes le crâne lisse d'un bouddha de Qingzhou, comme récemment au musée Cernuschi. Au premier élu croisé - ce fut le cas avec Nicolas Sarkozy -, il présente son jeune conseiller Hugues Renson, qu'il affectionne comme un fils et à qui il prédit un bel avenir électoral. Le mois dernier, il a écrit à Danielle Mitterrand afin de lui proposer un rapprochement entre leurs fondations. S'il veut faire rire autour de lui, il rapporte une anecdote sur Giscard, dont il ne lira pas le dernier livre. A cela il préfère l'essai de l'Américain Jared Diamond sur la disparition des sociétés ou encore la biographie d'Obama par Guillaume Debré. Et quand la fatigue l'étreint, que l'attention lui fait défaut, il pose des questions à son interlocuteur pour avoir la paix.
Il sait tout. Chirac n'est pas sourd à la politique. Rien de l'actualité, rien des petites phrases assassines visant ses douze années passées à l'Elysée ne lui échappe. Ces dernières, il ne l'ignore pas, sont souvent le fait de son successeur. Mais jamais celui qui a été qualifié de « roi fainéant » ne se prêtera à un quelconque commentaire sur l'action, et encore moins sur les saillies, de Nicolas Sarkozy. A l'époque, il serrait déjà les dents quand son ancien ministre de l'Intérieur dénigrait le sumo - la pire des offenses qu'il eut à subir de sa part. Parfois, il s'agace de voir ainsi l'ordre institutionnel bousculé par l'hyperprésident. A tel point qu'on le dit compatissant à l'égard de François Fillon.« Vous souhaitez savoir ce que pense Chirac de la méthode Sarkozy ? interroge un de ses vieux compagnons.Eh bien, reprenez ses critiques de la présidence Giscard d'Estaing. Lui avait eu le courage et l'honneur de démissionner de Matignon en 1976. » Chaque jour du procès Clearstream, il a eu droit à un compte rendu d'audience. Là encore, pas un mot sur la procédure ni sur ses hommes. Dans un de ses rares moments d'abandon, il fit une remarque sur l'affaire Jean Sarkozy, assurant que « le bénéfice politique dans cette histoire est nul » pour la majorité. Une autre pour prendre la défense de Frédéric Mitterrand, accusé d'avoir fait l'apologie du tourisme sexuel. Municipales ou européennes, partielles ou non, Chirac n'a rien raté des dernières élections, félicitant ou consolant au téléphone les candidats qui lui sont restés fidèles. En juin, quelques jours après la débâcle des socialistes aux européennes, il apostropha ainsi un député PS qui traînait son spleen boulevard Saint-Germain : « Les européennes, c'est de la couille ! Les Français, ils s'en foutent. Vous avez fait l'essentiel, vous avez tué Bayrou ! »
Il aura 77 ans en ce mois de novembre. Bien que sa santé soit fluctuante, il n'a rien de l'impotent que l'on présente parfois. Sa mémoire est intacte, en témoignent ses Mémoires. Quelle vie abracadabrantesque que celle de Jacques René Chirac ! A-t-il un jour pensé arrêter la politique ?« Evidemment et comme chacun, il y a eu des moments où j'ai pu m'interroger sur le sens des choses, mais, très vite, les valeurs d'engagement, de service et de responsabilité qui ont guidé ma vie ont repris le dessus », confie-t-il. Dans un entretien, jusque-là inédit, accordé au psychanalyste Ali Magoudi, à la fin des années 80, Chirac confiait se voir « vieillir tous les jours ». Epoque où il arborait une cigarette au bec, une paupière tombante et une petite verrue naissante au coin du nez. Il ajoutait qu'il n'y a « rien de plus épouvantable et plus dérisoire que les vieux qui veulent jouer les jeunes. Il y a déjà tellement de jeunes qui sont vieux ». On lui demandait alors s'il appréhendait la fin, la sienne : « Je ne suis pas angoissé par la mort. C'est un événement qui doit intervenir. Et puis, je suis de ceux qui nourrissent un espoir pour après la mort. Si bien que ce n'est pas une idée qui me traumatise. » Pour Chirac, chaque pas doit être un but. Ici, donc, et peut-être au-delà.
Saïd Mahrane
Mémoires, Chaque pas doit être un but - Jacques Chirac
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