C'est loin, Canberra, en Australie, loin des petites chapelles littéraires des deux rives de la Seine. Il y a quelqu'un, là-bas, dont j'admire l'humour et l'érudition qui parcourent son oeuvre - essais, romans, traductions. Là-bas, à Canberra, cet amoureux de la mer, voyageur et sinologue, après avoir « lu et écrit toute la journée », monte sur la colline, derrière chez lui : « Là commence la brousse », m'écrit-il, « et j'y vais saluer les kangourous, sympathiques et familiers ». Il s'appelle Simon Leys.
Pourquoi vous parler de lui ?
Parce que, récemment, la Chine a célébré le 60e anniversaire de sa révolution, et cela m'a fait repenser au courageux et lucide pamphlet que Simon Leys publia en 1970, Les Habits neufs du président Mao. À l'époque, il fut vilipendé par la bande d'imbéciles aveugles, intellectuels français ou européens qui se vautraient dans le « maoïsme ». Mais Leys avait raison, et son ouvrage contribua autant à sa renommée qu'à démystifier le Grand Timonier. À l'occasion de cet anniversaire, j'ai souhaité l'interroger. Comme il ne s'adonne guère à l'usage du téléphone, nous avons correspondu par fax, et l'auteur des Propos sur la peinture du moine Citrouille-amère m'a livré ses réponses, de sa fine et belle écriture.
Question. - D'où était venu ce regard critique sur Mao ? Enquête ou prémonition ?
Imaginez un jeune étranger qui, sachant couramment le français, serait venu étudier (disons) à Clermont-Ferrand, inspiré par une double passion pour Pascal et pour l'architecture romane d'Auvergne. Parmi ses maîtres, il y a deux ou trois savants admirables qui l'éclairent généreusement de leurs conseils et de leur amitié. Il a beaucoup d'excellents copains parmi ses condisciples : ensemble ils discutent jour et nuit de poésie, de cinéma, de l'existence de Dieu, de politique, de toutes les questions essentielles et bizarres qui absorbent les jeunes gens ; ils s'amusent bien, et ils sont très sérieux aussi. Il a également plaisir à discuter avec l'épicier du coin, avec sa logeuse, avec les habitués du bistrot où il prend son café matinal. Il lit chaque matin Le Figaro, L'Humanité et un quotidien local. Survient une grande et dramatique crise nationale - violente, sanglante. Le jeune étranger absorbe naturellement les vues de tous les honnêtes gens intelligents qui l'entourent - pendant deux ou trois ans, ses conversations et ses lectures ne quittent plus guère ce sujet qui aimante maintenant l'attention et l'angoisse des maîtres qu'il respecte et de tous ses meilleurs amis. Ce qui est évident pour eux le devient pour lui aussi ; il assimile leur interprétation des événements, il partage leurs émotions. Telle fut mon expérience à Hongkong en 1963-1970.
En 1969, un visiteur français de passage m'ayant demandé ce que je pensais des événements récents (la « Révolution culturelle » avait débordé sur Hongkong : bombes dans les rues, jeunes réfugiés - ex-gardes rouges - arrivés à la nage, cadavres de « contre-révolutionnaires » exécutés apportés par les courants de marée), je lui prêtai le manuscrit du journal que j'avais tenu durant la période de désordres. Il m'a dit qu'il fallait publier ça.
Démaoïsation
Quel fut l'impact du livre ?
- L'emprunt de mon titre au conte d'Andersen reflétait ma pensée. J'avais naïvement le sentiment d'énoncer quelque chose d'évident : dans le conte d'Andersen il suffit à l'enfant de s'exclamer « Mais l'Empereur est tout nu ! » Dans la vie réelle, l'enfant aurait été immédiatement réduit au silence par une solide fessée. Et ce fut à peu près mon sort : Le Monde m'accusa de répandre des mensonges fabriqués par la CIA !
- Et en Chine ?
- N'oubliez pas que, durant la « Révolution culturelle », l'élite dirigeante communiste a atrocement souffert (tortures, emprisonnements, exécutions) ; mais les survivants, une fois remis en selle, n'osèrent pas procéder à une démaoïsation - laquelle aurait mis en danger l'unité du Parti. Bien sûr, pour eux, mon petit pamphlet ne contenait aucune révélation originale - la réalité qu'ils connaissaient était bien pire - mais en la publiant sous prétexte d'informer les milieux privilégiés, ils pratiquaient un vieil exercice traditionnel - ce qu'on appelle « poignarder la victime au moyen d'un couteau emprunté ailleurs ».
- Qu'a représenté pour vous la célébration de ce 60e anniversaire ?
- Ce qui compte, c'est ce qu'en pensent les intellectuels chinois. Ils sont choqués par une chose : en principe, toute célébration-anniversaire devrait mobiliser la mémoire. Or, en Chine, la célébration de la fondation du présent régime est devenue un exercice d'amnésie obligatoire et collective : toutes les tragédies successives du maoïsme en action ont été extirpées : le mouvement des « Cent Fleurs » (purge des intellectuels), le « Grand Bond en avant » (famine colossale produite par une application aveugle de l'idéologie : combien de dizaines de millions de morts ?), la « Révolution culturelle » (on n'ose même pas commencer à en recenser les victimes), et enfin, le massacre de Tian'anmen. Mais quel avenir peut-on bâtir sur l'ignorance du passé ?
- Comment expliquer l'erreur des « maoïstes » parisiens ?
- Les trop rares maoïstes qui ont eu le courage de confesser leurs erreurs sont invariablement des gens qui se sont trompés sous l'inspiration d'un idéal généreux - idéal pour lequel ils ont souffert, ils se sont sacrifiés, ils ont risqué tout ce qui leur était cher. En revanche, la majorité (qui, elle, a péché par opportunisme, exhibitionnisme, pour être « dans le vent ») ne regrette rien, car elle a tout oublié. Et leur amnésie favorise aujourd'hui le renouveau d'un certain maoïsme mondain. Comme autrefois, ce sont surtout les intellectuels et les philosophes qui semblent les plus exposés à ce virus-là. Quiconque se range dans le camp de la vérité et lutte contre le mensonge souffre d'emblée d'un lourd handicap : la vérité est banale et monotone, tandis que le mensonge est séduisant, neuf, varié, inventif, et possède une infinie garde-robe d'accoutrements à la mode. Hannah Arendt a bien résumé le problème : « Le mensonge est plus fort que la vérité, car il comble l'attente. »
Ouverture d'esprit
Quel lien conservez-vous avec la France ?
- Beaucoup de liens variés et précieux. Je suis fier d'avoir été élu membre des Écrivains de la mer, - comme eux, je jouis d'un rare privilège, la possibilité d'embarquer sur divers navires de la flotte, au choix de chacun. Quel autre pays au monde possède-t-il une institution aussi éclairée ? L'Australie est située aux confins de notre planète et sa population est peu nombreuse (imaginez la population de la Hollande occupant toute la surface de l'Europe). Cette position modeste présente un prodigieux avantage : si vous vivez à Paris, vous êtes tenté de croire que vous habitez au centre du monde, votre attention, votre information, vos préoccupations et curiosités risquent de devenir provinciales. Si, au contraire, vous vivez dans une province reculée, en Australie, disons, ou en Argentine, la conscience aiguë de votre marginalité stimule votre désir de rester au courant de tout ce qui se passe, se dit, se publie partout ailleurs - et il en résulte une plus large ouverture d'esprit.
Avec, en outre, dans son courrier, des citations de Claudel, Faulkner ou George Orwell, le sage de Canberra a ainsi enrichi ma semaine et, je l'espère, la vôtre. Rien n'est plus fortifiant qu'une rencontre avec l'intelligence.
plabro@lefigaro.fr
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