Avec ses tours en construction, la nouvelle Fengjie, ville de 200 000 habitants, qui escalade les versants de la retenue d'eau du barrage des Trois-Gorges, dans la municipalité autonome de Chongqing, n'a plus rien à voir avec ce qu'elle était autrefois : un entrelacs de maisons serrées derrière des remparts que léchaient les eaux du Yangzi. Fengjie est située à l'embouchure de la première des trois gorges qui ont donné leur nom au barrage géant, dont la construction a fait se déplacer 1,27 million de personnes. On les a relogées dans 13 villes nouvelles et des centaines de villages le long des 660 km de lac artificiel.
" Tout Fengjie tenait auparavant dans deux kilomètres carrés. La ville nouvelle fait 20 km2 de superficie. Vous aviez souvent trois générations - qui vivaient - dans 30 ou 50 m2. Les gens, maintenant, ont 100 m2 ", explique Zhao Guilin. Cet ancien fonctionnaire à la retraite du bureau de la culture a ouvert un musée privé où sont exposés des vestiges de l'ancienne Fengjie et des photos prises lors de sa démolition.
Pendant le déménagement, qui s'est fait par phases, depuis la fin des années 1990, les plus mal lotis furent, admet-il, les détenteurs de commerces privés, obligés de tirer au sort leur futur emplacement. Mais une majorité d'habitants ont eu la chance d'appartenir à des danwei, ces unités de travail qui ont construit les nouveaux logements pour les revendre à un coût abordable. Un processus de privatisation qui a permis dans les villes chinoises l'émergence d'une classe moyenne au cours des années 1990. " Les gens ont dépensé pour s'équiper. Le commerce en a profité. Le prix de l'immobilier a grimpé ", dit Zhao Guilin.
Mais Fengjie a perdu ses touristes qui effectuaient des croisières sur le fleuve. Au lieu de débarquer dans la ville, ils accostent dans un nouveau port, situé à plusieurs dizaines de kilomètres, et n'ont cure d'une ville nouvelle dont les constructions les plus anciennes (dix ans) montrent déjà des signes de fatigue.
Modernisée, en passe d'être désenclavée - l'autoroute qui la relie à Wanhzou, la plus grosse ville de la région sera terminée cet hiver -, Fengjie n'a pas vraiment de modèle économique : " Les promoteurs et les entreprises de construction ont certainement gagné beaucoup d'argent ! Toutes sortes de produits qu'on n'avait pas avant sont disponibles. Mais le boom est terminé. Les industries locales ne sont pas compétitives, alors elles ferment. Même les oranges, spécialité locale, se vendent mal ", dit Xie Wangming, dont l'imprimerie a fait faillite. " Les gens partent travailler ailleurs. "
Désormais opérationnel, le barrage des Trois-Gorges, construit de 1995 à 2008 et premier au monde pour sa capacité de production d'électricité, a créé des problèmes qui n'avaient pas été pris en compte. Le Quotidien du peuple citait, il y a quelques jours, un rapport préparé par le gouvernement central qui budgétise à hauteur de 170 milliards de yuans (17 milliards d'euros) les coûts supplémentaires à prévoir, dont une grande partie pour soutenir les populations déplacées. La facture officielle du barrage est de 255 milliards de yuans.
D'autres problèmes ont surgi, comme la recrudescence de glissements de terrain, que les géologues soupçonnent d'être induits par la montée des eaux : quelque 100 000 personnes doivent de nouveau être déplacées d'ici quatre ans et 350 000 d'ici à 2020, selon un projet du gouvernement révélé en avril par la revue Caijing. La municipalité de Chongqing et la province du Hubei, toutes deux concernées par les déplacements de population, font pression pour recevoir des aides à mesure qu'elles découvrent l'ampleur des défis.
La gestion du vaste déménagement des Trois-Gorges est loin d'être maîtrisée : 80 % des gens déplacés étaient des ruraux. Leur reconversion est un casse-tête : " Il a fallu qu'une partie seulement de la population agricole rejoigne les villes nouvelles pour en faire des villes géantes. Certaines sont surdimensionnées. Or ces paysans ont un niveau d'éducation très bas. Ils n'ont plus de terre. Leur trouver un emploi est un défi ", estime Zhou Jingxiang, un chercheur de l'université de Chongqing.
Développement à tout-va
Comme souvent, les planificateurs chinois ont misé sur le développement à tout-va, promettant des zones franches et des investissements. La ville nouvelle de Wanzhou, gigantesque cité d'un million de personnes formée de trois anciennes agglomérations réunies, a été désignée comme le coeur logistique et économique de la zone du barrage des Trois-Gorges. C'est la deuxième plus grande ville du territoire de la municipalité de Chongqing, après Chongqing elle-même. Pont, port en eaux profondes, parcs industriels, les infrastructures sont rutilantes, mais les emplois tardent à se matérialiser.
Dans les villes, dont les habitants se considèrent plus mal indemnisés que les paysans, tout un passif social, souvent caché, s'accumule : " Une partie des déplacés avait accepté que les dédommagements qui leur revenaient soient versés à des entreprises, souvent publiques, qui devaient maintenir leur emploi. Or elles ont fait faillite ", explique un avocat de Wanzhou spécialisé dans les conflits du travail. " Ils sont désemparés, sans ressources. On a étudié les dossiers, mais on ne peut rien faire, il y a trop de pression de la part du gouvernement ", poursuit-il.
Célébré comme projet de développement national, le barrage des Trois-Gorges a été mené à marche forcée : aucun recours n'a souvent été permis pour les mécontents, soumis à l'arbitraire des autorités locales. Dans un appel qui circule sur Internet depuis le mois d'août, intitulé " La douleur des 200 000 résidents déplacés de Wanzhou " et adressé au gouvernement central, une trentaine de signataires dénoncent les inégalités criantes, dans une même rue, entre les dédommagements décidés par les caciques locaux. Ils dénoncent aussi le contrat attribué à la société publique gestionnaire du barrage, dont les calculs ont servi de base pour indemniser les habitants, en violation avec les lois. Et l'impossible recours en justice. Ils sont, nous ont raconté plusieurs d'entre eux, régulièrement emprisonnés ou brutalisés par la police.
© 2009 SA Le Monde. Tous droits réservés.
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire