samedi 19 décembre 2009

En Chine, l'honneur est dans le verre - Bruno Philip

Le Monde - Dernière heure, samedi, 12 décembre 2009, p. 31

Gan bei ! - littéralement : « cul sec ! vide ton verre ! », clament les Chinois en portant un toast pour honorer leurs invités. L'équivalent de notre « à la tienne ! » est un peu particulier chez nos amis les Célestes : il s'agit, en un temps parfois record et pour des raisons qui tiennent à la fois de l'orgueil ressenti par un vainqueur occidental du concours du plus gros mangeur de saucisse et de la fierté machiste universelle, de descendre à répétition de petits verres de bai jio, l'alcool de riz ou de sorgho apprécié sous ces latitudes.

La santé, pour le coup, s'en ressent et nul « long nez » ayant dû faire assaut de politesse pour répondre, en levant son verre, aux cris de « vive l'amitié entre la Chine et... » la France, l'Allemagne, la Grande-Bretagne, l'Albanie, etc., n'a pu oublier les mémorables et dangereuses gueules de bois provoquées par le tord-boyaux chinois.

Dans les comtés de province, quand arrive un VIP, les fonctionnaires locaux du parti et des municipalités ne se font pas prier pour recevoir avec faste le barbare de passage : après un accueil d'ordinaire fort sympathique mais souvent formel - les hôtes s'escrimant à égrener devant l'honorable étranger les remarquables réalisations régionales en matière de développement des campagnes -, le déjeuner sonne l'heure des libations. Restés jusque-là sur leur quant-à-soi, les hommes en costume noir, gilet à rayures et chaussures de skaï à trous se lâchent alors, hurlant haut et fort leur plaisir de bientôt rouler sous la table aux frais du gouvernement. Impossible de refuser de continuer à boire, même pour les professionnels de la biture : il faut goulûment lamper son verre et le retourner afin d'en montrer la vacuité à l'assistance. Alors, air connu, puisque votre verre est vide, le chinois le plaint et puisqu'il est plein, on le vide. C'est alors reparti pour une autre série de « gan bei ! ». Jusqu'au bout de la nuit. Jusqu'à la mort, parfois.

Une succession de décès consécutifs à des soirées d'orgies alcooliques commence à sérieusement alarmer les autorités. Dernière victime en date, Shen Hao, 46 ans, secrétaire du PCC d'un village de la province de l'Anhui, qui a succombé, vendredi 6 novembre, au lendemain d'une nuit de beuveries pour célébrer trois contrats immobiliers. Quand on sait que, trop souvent, les responsables locaux du parti sont en cheville avec des promoteurs pour construire sur des terres exploitées par les paysans de juteux projets de construction, il y a effectivement de quoi se réjouir pour certains. Même si ce n'était pas le cas du malheureux M. Shen, ce dernier n'a pas résisté à la fête au terme de laquelle, rapporte la presse chinoise, « il était si fatigué qu'il voulait dormir ».

Avant lui, d'autres ne se sont pas réveillés : en juillet, Jin Guoqing, 47 ans, qui était le responsable adjoint du département des ressources en eau d'un district proche de Wuhan, grande métropole et chef-lieu de la province du Hubei, s'est écroulé après un dîner. Il est mort à l'hôpital, l'excès d'alcool ayant provoqué une crise cardiaque. La semaine précédente, un certain Lu Yanpeng, chef de district dans la province de Canton était tombé dans le coma après libations excessives. Et en février, Guo Shizhong, chef du planning familial d'un comté du Hunan, province natale de Mao Zedong, a succombé à une hémorragie cérébrale en compagnie d'autres officiels dans un karaoké. Le quotidien anglophone China Daily remarque bizarrement que les autorités lui ont attribué, à titre posthume, le statut « de membre d'excellence du parti », estimant qu'il était mort « dans l'honneur », ce qui lui a valu une décoration.

Remettre des médailles d'or aux plus forts des soûlards n'est sans doute pas du goût d'un certain Chen Shiqiang, membre de la Conférence politique consultative du peuple chinois (CPCPC), l'instance se rapprochant le plus ici d'une sorte de Sénat : au printemps, au tout début de l'hécatombe, il a proposé, en compagnie de vingt-sept autres collègues, d'imposer une règle visant à empêcher tous les officiels de boire durant les... déjeuners. C'est mieux que rien, même si l'on ne peut s'empêcher de se demander si ces mêmes membres du parti ne vont pas en profiter pour se rattraper au dîner.

Dans la ville de l'austère M. Chen, les règlements locaux empêchent cependant les fonctionnaires de boire depuis le début 2007. A midi et en soirée. A Xinyang, on ne rigole plus : des équipes de chasseurs d'ivrognes munis d'alcootests et de caméras rôdent désormais dans les restaurants et les bâtiments officiels, traquant les contrevenants. Selon les statistiques gouvernementales, près de 300 picoleurs clandestins et communistes ont été pris la langue dans le verre depuis février de l'année dernière. Les mesures font évidemment des mécontents, la fréquentation des restaurants locaux ayant diminué de 70 %.

La dimension culturelle de telles pratiques augure cependant mal du succès de telles interdictions : le professeur Li Chengyan, de l'université de Pékin, observe que « la ritualisation des beuveries est consubstantielle à la nature des relations entre fonctionnaires. Boire plus que de raison fait partie du boulot. A moins que le gouvernement fasse passer une loi spécifique, il sera difficile de changer cette culture de la boisson ». L'addition est plutôt lourde pour l'Etat : « 50 milliards d'euros de fonds publics sont dépensés chaque année en banquets officiels », écrit l'agence de presse Chine nouvelle. Cul sec !

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