LES PLUS GROS MENSONGES DE L'HISTOIRE...
Pendant un quart de siècle, sous l'impulsion de Margaret Thatcher et Ronald Reagan, le monde a été mis sous la coupe des marchés financiers. Jusqu'à l'effondrement bancaire des " subprimes ".
C'était il y a deux ans à peine. Deux années qui semblent une éternité. C'était le monde d'avant la grande crise. Toute la sphère économique semblait encore immuablement condamnée à subir l'extension sans fin du marché. Sans contestation sérieuse. Le mot d'ordre lancé par Margaret Thatcher devant la Chambre des communes un soir de 1980 - " There is no alternative " (" Il n'y a pas d'autre solution ") - semblait avoir envahi les têtes. La concurrence entre les hommes, les pays, les continents, les systèmes sociaux, était alors l'horizon idéologique indépassable de l'économie mondialisée.
Puis est venue la grande crise. Si elle a plongé des centaines de millions de gens dans la pauvreté, elle a aussi démonté bien des mythes de papier, en particulier les certitudes diffusées pendant cinquante ans par une école de pensée qui se vivait comme l'avant-garde militante du néolibéralisme. De 1982 à 2007, leurs idées ont triomphé, que ce soit dans l'avènement de la révolution conservatrice de Ronald Reagan et Margaret Thatcher, dans le " consensus de Washington " lors de la constitution de l'OMC ou dans le laisser-faire de la construction européenne. De ce point de vue, la crise a permis de mettre à bas toutes ces tragiques illusions. Revue de quelques gros bobards tombés en désuétude.
L'autorégulation des marchés
En 2006, les médias du monde entier tressèrent des lauriers à un vieux monsieur qui quittait en pleine gloire son poste de président de la Réserve fédérale (la banque centrale américaine) - sans doute l'un des postes les plus importants au monde - après dix-neuf années passées à son service. A cette époque, Alan Greenspan était encore surnommé " l'homme qui parle à l'oreille des marchés ". On louait son " pragmatisme ", pour avoir permis à l'Amérique (et, par ricochet, à tous les possédants de la planète) de traverser les crises en favorisant toujours les épargnants, les marchés financiers et la formidable industrie de Wall Street. Sous son règne, le cours des actions a été multiplié par cinq. On comprend que les financiers lui soient reconnaissants ! Pourtant, le gourou de Wall Street professait parfois des incongruités. Ainsi, il soutenait que l'indice économique le plus significatif était celui des... sous-vêtements masculins. " Les ventes de caleçons sont très constantes. Lorsqu'elles baissent, c'est que les hommes sont sous pression. C'est presque toujours le signe annonciateur d'une crise ", expliquait-il. Malgré ce genre de propos un peu frustes, le président de la Fed fascinait les politiques. N'avait-il pas assuré la prospérité et le plein-emploi à l'Amérique ?
Tous les grands de ce monde faisant escale à Washington allaient lui faire leur révérence. Y compris Nicolas Sarkozy, tout ébloui de sa rencontre avec Alan Greenspan en 2005. " Un vieux monsieur, confie-t-il aux journalistes à son retour. Mais d'une intelligence ! Ce sage qui a gardé de la naïveté m'a fait un exposé algébrique brillantissime. " Ce qu'on pourrait traduire par : je n'ai rien capté. Car Greenspan prévenait lui-même ses auditeurs : " Si vous avez compris ce que je viens de vous dire, c'est que j'ai échoué dans mon explication. " A l'époque ministre de l'Economie, Sarkozy retint qu'Alan Greenspan soutenait la croissance grâce à des taux d'intérêt maintenus le plus bas possible. Mais pas que les taux bas incitaient les ménages américains dont les revenus stagnaient à s'endetter plus que de raison. Ni ce credo du président de la Fed, par ailleurs militant libertarien (1) : " L'autorégulation est plus efficace à éviter la prise abusive de risques que la régulation gouvernementale. " Il avait en effet oeuvré pendant des années à réduire les pouvoirs des autorités de tutelle des marchés, en multipliant notamment les institutions concurrentes.
L'homme qui avait été nommé par Ronald Reagan s'entendait aussi très bien avec les démocrates. Il avait soutenu auprès de Bill Clinton l'idée de mettre fin à la séparation des banques de dépôt et des banques de marché, instituée par Franklin Roosevelt (Glass Steagall Act, 1933) - idée qui se révéla un formidable accélérateur de la bulle de la dette puisque, dès lors, les banques se mirent toutes à " titriser " leurs créances. Amplement alerté des dangers des crédits " subprimes ", Greenspan ne fit absolument rien pour s'opposer à l'expansion de la bulle de dettes immobilières qui gonfla à vue d'oeil aux Etats-Unis. Il pensait fermement que les créances étant disséminées chez de très nombreux acteurs de l'économie, le risque était réparti de manière " optimale ".
La crise des subprimes à l'été 2007, qui entraîna une crise générale de la dette, puis les faillites retentissantes des banques en 2008, démentit ses beaux rêves d'équilibre général. En octobre, Greenspan livra un témoignage pitoyable devant la commission d'enquête du Congrès, à qui il confia : " Oui, j'ai constaté une faille. Je ne sais pas à quel point elle est significative ou durable, mais elle m'a plongé dans un grand désarroi. "
L'extinction de l'Etat
D'une certaine façon, la confession de Greenspan marque la fin de la " révolution conservatrice ". Celle-ci avait commencé le 20 janvier 1981, lorsque Ronald Reagan s'exclama, à l'occasion du discours inaugural de son premier mandat de président des Etats-Unis : " Le gouvernement n'est pas la solution, le gouvernement, c'est le problème ! " La révolution conservatrice ne fut pas qu'économique et sociale. En 1983, Guy Sorman en livra une définition extensive dans son ouvrage intitulé la Révolution conservatrice américaine : " La jeunesse repousse la contestation, les femmes luttent contre le féminisme, les contribuables contre l'impôt, les Eglises les plus conservatrices rallient en masse de nouveaux fidèles, les intellectuels défendent le capitalisme, les syndicats ouvriers s'effondrent, les Noirs dénoncent la politique des droits civils. " On y reconnaîtra les ingrédients du programme des néocons, qui sera servi par des intellectuels de gauche en rupture de ban.
Il n'empêche : avec Ronald Reagan au pouvoir à Washington, Margaret Thatcher à Londres et Brian Mulroney à Toronto, les idées néolibérales en économie accédaient au sommet de la pyramide pour la première fois depuis trente ans. Leurs théoriciens allaient même exercer un magistère impérieux sur les ruines de la gauche. " Le changement dans l'opinion est le résultat de l'expérience et non de la théorie ou de la philosophie. La Russie ou la Chine, grands espoirs des intellectuels, avaient clairement échoué. Le Royaume-Uni dont le socialisme fabien (2) exerçait une influence dominante sur les intellectuels américains était dans de grands troubles ", explique en 1991 Milton Friedman, prix Nobel et figure de proue du néolibéralisme. Quel changement ! Les néolibéraux étaient en pleine traversée du désert depuis qu'en 1947 Friedrich Hayek avait réuni 36 économistes au Mont-Pèlerin, en Suisse, pour organiser la résistance à l'interventionnisme de l'Etat qui régnait dans les sociétés occidentales d'après guerre. La Société du Mont-Pèlerin était ensuite devenue une sorte de maison mère des nombreux think tanks qui cherchaient à réévangéliser les élites du monde libre.
La première expérience des néolibéraux grandeur nature fut un désastre. Les Chicago Boys, disciples de Friedman à l'université de l'Illinois, avaient été appelés à la rescousse par Augusto Pinochet au lendemain du coup d'Etat sanglant de 1973 pour redresser l'économie du Chili. Friedman lui-même se rendit à Santiago. Il n'était pas chaudement démocrate, et son maître, Friedrich Hayek, encore moins, qui disait préférer une dictature assurant la liberté d'entreprendre plutôt qu'une démocratie la contraignant. Les professeurs du département d'économie de l'école de Chicago voulurent faire table rase. Ils obtinrent la privatisation du système de retraites, des réductions d'impôts pour les riches, un équilibre budgétaire et commercial strict. Mais le dictateur, moins fou que les Chicago Boys, refusa tout net de privatiser les mines de cuivre et de libéraliser les marchés des changes. En quelques mois, le programme de Chicago échoua et les professeurs rentrèrent aux Etats-Unis.
Dans les années 90, le terrain de jeu des néolibéraux devint planétaire. Partout, il s'agissait de faire reculer l'Etat. L'Etat, comme acteur économique direct, avec les grandes privatisations en Grande-Bretagne ou en France, mais aussi l'Etat social avec comme cibles préférées les régimes publics de retraite au profit des fonds de pension placés en Bourse. Les néolibéraux et leurs amis de l'économie " classique ", soutenus par les gouvernements conservateurs, prirent le pouvoir au FMI, à la Banque mondiale, à l'OCDE, à la Commission européenne. Partout, ils essayaient d'appliquer la politique définie par Nigel Lawson, chancelier de l'Echiquier de Thatcher en 1980 : " La politique économique du nouveau conservatisme repose sur deux principes : le monétarisme et le libre marché, en opposition à l'intervention de l'Etat et à la planification centralisée. "
Leur plus grande victoire fut sans aucun doute de parvenir à convaincre les sociaux-démocrates français, allemands, britanniques ou même nordiques de remettre en cause non seulement le modèle keynésien de développement mais aussi les fondements de l'Etat social. Le " There is no alternative " de Margaret Thatcher fut intégré à la pensée de la gauche sociale-libérale. Symbole académique de cette évolution : Anthony Giddens, l'inspirateur de la troisième voie blairiste, fut élu président de la London School Of Economics, l'école de lord Beveridge, le père de l'Etat-providence britannique.
Le retour de l'Etat et la défaite de la pensée néolibérale furent violents : le 8 octobre 2009, le gouvernement britannique mit 500 milliards de livres (635 milliards d'euros) sur la table pour nationaliser la Royal Bank Of Scotland et HBOS, un an après avoir déjà sauvé Northern Rock, elle aussi en faillite. Avant la Grande-Bretagne, l'administration Bush avait nationalisé le premier assureur mondial, AIG, et, à 30 %, Citigroup. Une vingtaine d'autres gros établissements profitèrent du même traitement. Le pragmatisme avait changé de camp. Même Alan Greenspan en convint : la nationalisation " peut être la solution la moins pire ". On comprend pourquoi lorsqu'on sait qu'au plus fort de la crise le gouvernement fédéral avait, selon le Wall Street Journal, garanti 4 300 milliards de dollars d'actifs financiers. Depuis lors, les puissances publiques admettent partout des déficits budgétaires dignes des temps de guerre. Grâce à quoi le monde entier a évité de sombrer dans un remake épouvantable de la Grande Dépression. L'Etat qui était le prétendu problème est devenu la solution à tout.
" La mondialisation heureuse "
" Aucune logique économique ne peut s'opposer à la mondialisation, ni lui servir d'alternative. Il n'existe plus d'autre mode de développement ", clamait Alain Minc dans son essai fétiche, la Mondialisation heureuse (1997). Il matraquait avec jubilation que l'ouverture des frontières aux biens et aux capitaux (le triptyque déréglementation-libéralisation-délocalisation) était la seule voie possible pour un développement partagé et un chômage éradiqué. La mondialisation s'est produite en deux étapes : d'abord la création de l'OMC par les accords de Marrakech (signés par un ami d'Alain Minc, Edouard Balladur) en 1994, qui établit les règles permettant un bond des échanges ; puis l'admission de la Chine dans le commerce international en 2001 (le ministre français de l'Economie était alors Laurent Fabius), qui apporta une énorme réserve de main-d'oeuvre industrielle bon marché.
Ce " doux commerce ", qui explose avec des taux de croissance de 5 à 10 % par an, est censé profiter à tous. C'est du moins l'argument que les élites occidentales servent à leurs opinions publiques. Le World Economic Forum de Davos devient alors le rendez-vous annuel qu'il ne faut rater sous aucun prétexte, que l'on soit dirigeant politique, grand patron, journaliste, voire syndicaliste. Alan Greenspan, dans ses Mémoires parus en 2007, l'affirme : l'avenir est radieux puisque " la Chine capitaliste portera à coup sûr le monde vers de nouveaux niveaux de prospérité ".
En fait, les effets sont désastreux pour l'ensemble de l'emploi industriel. En France, l'Insee publie en 2007 une estimation selon laquelle, de 2000 à 2004, 106 800 emplois étaient perdus annuellement pour cause de délocalisation (l'institut, par un tour de passe-passe statistique, réduira le chiffre à 15 000). La mondialisation, en revanche, est un festin sans cesse renouvelé pour les grands groupes multinationaux à base française, qui emploient dans le monde plus de 6 millions de personnes, soit un tiers de l'emploi privé de l'Hexagone. Leurs dirigeants se gavent littéralement, au nom d'un prétendu marché mondial des grands patrons. Selon le rapport parlementaire du député Philippe Houillon (UMP, Val-d'Oise), " la rémunération moyenne des dirigeants des grandes sociétés cotées a progressé de 15 % par an entre 1997 et 2007 alors que celle des salariés a évolué, sur la même période, de 3 % en rythme annuel ".
La grande crise, là encore, a levé les mirages de la mondialisation. Sur les rémunérations invraisemblables des dirigeants de la finance et des grands groupes industriels. Aux Etats-Unis, un haut fonctionnaire est aujourd'hui chargé de superviser les rémunérations des dizaines de sociétés aidées par l'Etat. Et, si le commerce des biens demeure ouvert, il masque la réalité : la renationalisation accélérée des circuits financiers. En 2009, les économistes Patrick Artus et Olivier Pastré notent " un véritable effondrement des flux de capitaux internationaux ", ajoutant qu'il sera " durable ". De la même manière, les appels à la lutte contre " le protectionnisme " commercial de la part de Pascal Lamy, le secrétaire général de l'OMC, camouflent une réalité : celle d'un protectionnisme par les monnaies assumé par les puissances dominantes. En effet, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la Chine pilotent de concert leurs monnaies pour gagner ou conserver leurs parts de marché, et ils interdisent au G20 d'en discuter. Voilà comment la mondialisation heureuse est devenue la concurrence honteuse.
(1) Le libertarianisme pose la liberté individuelle comme valeur suprême et fin en soi.
(2) La Société des fabiens est un mouvement intellectuel socialiste et réformiste britannique né au XIXe siècle, à l'origine du Parti travailliste. Figure de proue : George Bernard Shaw.
A lire : La Nouvelle Raison du monde, de Pierre Dardot et Christian Laval, La Découverte, 497 p., 26 €. Le Marché introuvable, de Michaël Laisné, Syllepse, 191 p., 14 €. Néolibéralisme version française. Histoire d'une idéologie politique, de François Denord, Démopolis, 416 p., 24 €.
Le Temps des turbulences, d'Alan Greenspan, Hachette Littératures, " Pluriel ", 658 p., 13 €. Sorties de crise. Ce qu'on ne nous dit pas, ce qui nous attend, de Patrick Artus et Olivier Pastré, Perrin, 330 p., 18 €.
DOSSIER COORDONNÉ PAR ANTHONY ROWLEY
PAR HERVÉ NATHAN; avec Thibault Dumas
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