mardi 29 décembre 2009

INTERVIEW - Margaret Chan : «Nous n'avons pas surréagi»

Le Temps - International, mardi, 29 décembre 2009

La directrice générale de l'Organisation mondiale de la santé se défend d'avoir été trop alarmiste dans la gestion de la pandémie de grippe porcine.

Depuis le printemps dernier, elle est au coeur de l'attention mondiale. Margaret Chan a dû affronter la grave crise de la grippe A(H1N1). Elue directrice générale de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) en novembre 2006, cette Chinoise de 62 ans acquit une notoriété internationale en 2003 quand elle géra l'épidémie de SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère) en tant que directrice de la Santé à Hongkong. Au moment où certains ont le sentiment que l'OMS en a trop fait et a adopté un ton beaucoup trop alarmiste au sujet de la grippe?A, Margaret Chan rappelle certaines vérités et réfute les accusations selon lesquelles l'OMS serait sous l'influence des entreprises pharmaceutiques.

Le Temps: La pandémie de grippe A semble connaître un net recul. Où en est-on exactement?

Margaret Chan: Il est trop tôt pour affirmer que l'on a passé le pic de la pandémie de grippe A au niveau mondial. Mais il est vrai que dans certains pays de l'hémisphère nord comme le Canada ou les Etats-Unis, on a passé le pic de la deuxième vague de la pandémie. Mais tous les pays n'en sont pas là. L'hiver est encore long. De plus, on n'a pas vu une explosion du nombre de cas de grippe A(H1N1) en Afrique ou dans différents pays en voie de développement en Asie. On ne sait pas encore si c'est parce qu'ils ont un système de santé trop déficient pour recenser les cas ou si la grippe?A n'y a pas encore produit ses pleins effets. Sur la base de mon expérience avec les nouvelles maladies et les leçons tirées des pandémies passées, je pense qu'il faut rester prudent et observer l'évolution de la pandémie au cours des six à douze prochains mois avant de crier victoire.

- Au vu du recul relatif de la pandémie, l'OMS n'a-t-elle pas été trop alarmiste?

- L'OMS a adopté une attitude très prudente, d'autant qu'il était question de la première pandémie depuis quatre décennies. Je n'aurais jamais déclaré l'état de pandémie si je n'avais pas eu la certitude d'avoir les preuves dans ce sens. Nous avions un nouveau virus et celui-ci se propageait de façon durable dans plus de deux régions du monde. Nous avons consulté des virologues, épidémiologistes et experts de santé publique. Nous sommes tous arrivés à la même conclusion et avons pris une décision unanime d'annoncer la pandémie le 11 juin 2009. En termes de communication, il y a eu bien sûr un grand écart entre les attentes et la réalité. Tout le monde s'attendait à ce que la prochaine pandémie soit déclenchée par le virus aviaire H5N1 qui tue 60% des personnes infectées. Elle l'a été par un virus plus bénin, le H1N1.

- Le fait d'appliquer un modèle de gestion de crise calqué sur un virus beaucoup plus virulent vous a-t-il néanmoins servi?

- Oui. Depuis la dernière pandémie voici quarante ans, le monde a beaucoup changé. Nous avons désormais beaucoup plus de personnes souffrant de maladies chroniques, qu'elles soient cardiaques ou respiratoires. Il y a aussi beaucoup plus de malades du sida, mais aussi de la tuberculose en raison d'une forte croissance et du vieillissement de la population. De plus, j'ai aussi constaté qu'un nombre important d'adolescentes et de jeunes filles tombent enceintes dans certains pays. Quand on sait que le virus H1N1 a des conséquences beaucoup plus graves sur les jeunes gens, il était essentiel de prendre la menace au sérieux.

- Avez-vous déjà tiré les premières leçons de la pandémie?

- L'adoption, en 2005, du Règlement sanitaire international a permis de clairement établir les devoirs et responsabilités de l'OMS et de ses Etats membres dans un tel cas de figure. On en a vu les effets. La pandémie de grippe A(H1N1) est gérée de façon beaucoup plus sereine et organisée que l'épidémie de SRAS de 2003. Pourtant, l'ampleur du phénomène est beaucoup plus grande. A l'époque, le SRAS ne concernait que 30 à 40 pays. La présente pandémie en touche plus de 205 et beaucoup plus de monde. La raison? De nombreux Etats ont mis en place de manière systématique des dispositifs d'alerte et de détection des maladies efficaces.

- Serait-on aujourd'hui en mesure de gérer une pandémie de grippe aviaire H5N1?

- Je le dis sans hésitation: nous ne sommes pas prêts du tout. Je souhaite vraiment que le monde n'ait jamais à affronter une pandémie de grippe aviaire. Avec la grippe A, nous n'avons pas encore mesuré l'ampleur des dégâts. On recense près de 12?000 morts au niveau mondial. Mais c'est une estimation approximative. Quand tous les pays appliqueront la même méthodologie pour mesurer la hausse de la mortalité, nous aurons un bilan plus précis. Mais pas avant deux ans.

- Le porc est notamment à l'origine du virus H1N1. Doit-on s'intéresser davantage à notre environnement animal?

- Au cours des trente dernières années, nous avons vu apparaître 30 nouvelles maladies dont 70% proviennent d'animaux. La surveillance des maladies chez les humains a fait des progrès raisonnables. Dans le monde animal, en revanche, nous n'avons pas fait notre travail et devons investir beaucoup plus dans ce domaine. L'OMS a commencé à collaborer très étroitement avec des institutions comme l'Organisation mondiale de la santé animale à Paris.

- On accuse parfois l'OMS, dans le cas de la production de vaccins contre la grippe A, d'être sous la coupe de l'industrie pharmaceutique.

- Tout expert qui conseille l'OMS ou évalue des produits qui ont une finalité commerciale doit faire une déclaration explicitant son statut. Nous nous assurons que les experts nous fournissent des conseils impartiaux et indépendants. En cas de conflit d'intérêts, l'expert en question n'est pas élu à la commission d'experts. Personnellement, je ne prends jamais conseil auprès d'une seule source. Mais en trente ans d'expérience dans la santé publique, j'ai identifié les experts clés au niveau mondial. Quand nous prenons une décision à l'OMS, la seule chose qui compte, ce sont les preuves scientifiques et ce sont elles seules sur lesquelles nous nous basons pour émettre nos recommandations. Nous ne sommes influencés ni par des pays, ni par l'industrie et encore moins par des scientifiques ou la société civile.

- Soutenue par la Chine lors de votre élection à l'OMS, vous sentez-vous libre d'agir en toute indépendance par rapport à Pékin?

- En tant que directrice de l'OMS, j'ai des devoirs. Je n'obéis à aucun pays, qu'il soit grand ou petit, riche ou pauvre. J'ai la réputation d'être franche et indépendante.

Stéphane Bussard

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