Le président sud-coréen, Lee Myung-bak, est rentré de son voyage à Abou Dhabi avec un contrat nucléaire de 20,4 milliards de dollars (14,11 milliards d'euros), et c'est la France qui, malgré les efforts déployés par le président de la République, Nicolas Sarkozy, essuie un dur revers sur un marché prometteur.
Le consortium coréen dirigé par le groupe d'électricité Kepco, associé à Hyundai, Samsung et au japonais Toshiba-Westinghouse, a en effet remporté, dimanche 27 décembre, l'appel d'offres pour " la conception, la construction et l'assistance au fonctionnement " de quatre réacteurs nucléaires de 1 400 mégawatts chacun. Il était en concurrence avec General Electric-Hitachi et le groupement d'entreprises françaises EDF, GDF Suez, Areva, Total, Alstom et Vinci, qui proposaient le réacteur français de troisième génération EPR (1 650 mégawatts).
La déception française est à la mesure de l'enjeu : considérable. Mais l'Elysée a demandé aux industriels retenue et discrétion : Paris ne veut pas compromettre d'autres contrats en cours de négociation, notamment la vente de 60 avions de combat Rafale produits par le groupe Dassault, en concurrence avec le F16 américain et le chasseur bombardier européen Eurofighter. Les entreprises indiquent avoir " pris acte " de la décision des Emiratis.
Les groupes français expriment leur " satisfaction concernant les rapports entretenus avec leurs interlocuteurs ", et ils se disent " ouverts à toute coopération future ". L'agence émiratie de l'énergie nucléaire a indiqué qu'elle pourrait commander " des centrales supplémentaires ".
Abou Dhabi, dont les besoins en électricité devraient presque doubler d'ici à 2030, veut aller au-delà des 5 600 mégawatts inscrits dans cette première tranche concédée aux Coréens. Un second contrat portant sur l'exploitation des quatre réacteurs vendus - d'un montant de 20 milliards de dollars - doit être signé ultérieurement. Mais on voit mal comment les Coréens, concepteurs des centrales, n'en auraient pas aussi l'exploitation.
La France était pourtant partie sûre de sa suprématie technologique. " Nous sommes chers, c'est vrai, reconnaissaient les patrons des groupes constituant le consortium français. Mais l'EPR est le meilleur et le plus sûr des réacteurs actuellement sur le marché. " Quatre EPR sont en construction : en France (un), en Finlande (un) et en Chine (deux). Mais les deux premiers chantiers rencontrent des difficultés, des retards et une dérive des coûts.
La technologie de l'EPR n'est pas encore éprouvée, et les autorités de sûreté nucléaire française, britannique et finlandaise ont émis, en novembre, des réserves sur le système de pilotage des EPR (contrôle-commande). Des critiques qui ne remettaient pas en question le réacteur, mais qui vont entraîner des retards dans sa construction. Et des coûts supplémentaires que l'industrie nucléaire, très gourmande en capitaux (plus de 4 milliards d'euros pour un EPR), n'apprécie pas.
Dès l'automne, des experts donnaient les Coréens vainqueurs. Le facteur prix a été décisif : Abou Dhabi a beau être le plus riche des sept Emirats arabes unis, il a dû voler au secours de son voisin Dubaï, en pleine déconfiture financière, en y injectant 10 milliards de dollars.
La France était entrée en lice dès le lancement de l'appel d'offres, en janvier 2008. Areva, le fabricant de l'EPR, s'était associé à GDF Suez, déjà très implanté dans le secteur de l'électricité dans le Golfe, et à Total, qui produit du pétrole depuis plusieurs décennies à Abou Dhabi. Mais les autorités émiraties souhaitaient qu'EDF, premier exploitant de centrales nucléaires au monde (58 réacteurs), soit associé aux autres entreprises. M. Sarkozy avait alors demandé à EDF d'épauler le consortium.
Puis, l'engagement du groupe d'électricité semblant insuffisant aux Emiratis, ils lui avaient demandé de prendre une participation importante dans le consortium. En décembre, il était finalement composé d'EDF (45 %), de GDF Suez (45 %) et de Total (10 %), qui amorce ainsi une stratégie de diversification pour préparer l'après-pétrole.
Repenser la stratégie
La filière nucléaire française va devoir repenser sa stratégie à l'exportation. Majoritaire dans EDF et Areva, mais aussi actionnaire de référence de GDF Suez (36 %), l'Etat entend jouer un rôle important. Nommé PDG d'EDF fin novembre, Henri Proglio a décidé d'en faire l'une de ses priorités au moment où de nombreux pays relancent leur programme nucléaire civil ou en créent un de toutes pièces. Pour sa part, M. Sarkozy a nommé François Roussely, ancien patron d'EDF (1998-2004) et proche de M. Proglio, à la tête d'une mission de réflexion sur le nucléaire français.
L'échec d'Abou Dhabi rend cette réflexion urgente, selon le gouvernement. Le choix des Emiratis montre que des concurrents plus modestes, comme les Coréens, qui n'ont jamais exporté leur technologie, peuvent l'emporter. La compétition sera rude avec les groupes américains (General Electric), les japonais (Toshiba-Westinghouse) et les russes (Rosatom), surtout si ces derniers développent un partenariat stratégique avec l'allemand Siemens.
De nombreux projets de réacteurs restent encore dans les cartons. Mis à part la Chine, dont le programme nucléaire est pharaonique (plusieurs réacteurs mis en service chaque année entre 2010 et 2030), une certaine prudence est de rigueur. L'Afrique du Sud a suspendu la construction de nouvelles centrales. La renaissance du nucléaire aux Etats-Unis sera plus lente que prévu, notamment en raison de la crise financière, qui rend la levée de capitaux difficile. Le marché russe est réservé à l'industrie locale, et celui de l'Inde est très ouvert. Pour EDF, GDF Suez et Areva, les pays les plus sûrs sont le Royaume-Uni et l'Italie. En attendant, peut-être, un deuxième appel d'offres d'Abou Dhabi.
Les Emirats arabes unis importent actuellement beaucoup de gaz pour faire tourner leurs centrales électriques, qui alimentent des usines de dessalement d'eau de mer. Ils veulent aller vite, et mettre en service le premier réacteur dès 2017, les trois suivants en 2020. Une gageure dans un pays dépourvu de toute culture nucléaire. En dehors de l'Iran, dont la centrale de Boucheyr attend toujours le combustible russe pour fonctionner, Abou Dhabi sera le premier pays du Moyen-Orient à exploiter une centrale nucléaire. Avant ses grands frères égyptien, algérien, marocain ou saoudien.
Contrairement à Téhéran, Abou Dhabi joue la carte de la transparence et de la non-prolifération. Il s'est engagé à ne pas produire son propre combustible (uranium enrichi), et surtout à ne pas retraiter les combustibles usés pour en extraire les 5 % de plutonium permettant la fabrication d'une arme atomique. Pour les mouvements antinucléaires comme Greenpeace et le réseau Sortir du nucléaire, ces engagements ne réduisent pas les risques de prolifération, en particulier dans cette région si sensible.
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