mardi 1 décembre 2009

LITTÉRATURE - Histoire du monde au XVe siècle par Patrick Boucheron

Marianne, no. 658 - Culture, samedi, 28 novembre 2009, p. 88

La mondialisation est-elle née au XVe siècle ? - Vincent Huguet

L'internationalisation des biens, de la finance et du savoir ne date pas d'aujourd'hui. Un livre passionnant* le démontre avec brio.

A l'heure où l'université et la recherche traversent en France une crise profonde et durable, un beau pavé de près de 900 pages vient d'arriver, comme pour rappeler que les bibliothèques ne sont pas peuplées que de rats. Son titre ? Histoire du monde au XVe siècle. Son ambition ? Montrer que " le XVe siècle est le temps de l'invention du monde ", c'est-à-dire celui qui inventa la mondialisation, et donc celui dans lequel nous vivons. Une somme originale et éblouissante qui s'ouvre sur une carte de navigation des îles du Pacifique faite de perles blanches et de tiges de bois et qui s'achève sur Google Earth. Un tour du monde à la fin du Moyen Age qui passe par Constantinople, Angkor, Florence, la Cité interdite et, bien sûr, par tous les océans de la planète, qui portent pour la première fois jusqu'aux rivages américains les coques de noix portugaises et espagnoles. Car si le XVe siècle, qui dans ce livre commence vers 1380 pour s'achever vers 1520 (de même que l'on fait finir le XVIIe siècle à la mort de Louis XIV, en 1715), est bien celui de Jeanne d'Arc, Gutenberg, mais aussi des Mille et Une Nuits ou de Jean-Léon l'Africain, il est surtout celui des " grandes découvertes " que nous ont enseignées les manuels.

Un monde en train de s'ouvrir

C'est ici que l'on mesure à quel point la recherche historique peut jouer un rôle qui dépasse largement le petit cercle des spécialistes. A la différence des experts de la Résistance ou de la guerre d'Algérie, par exemple, qui ont l'honneur des gazettes, les thésards qui travaillent sur les périodes anciennes (Antiquité ou Moyen Age) ont bien du mal à faire partager l'intérêt qu'ils portent à leurs recherches. Or, nous vivons dans une société qui, face aux multiples " devoirs de mémoire " et aux tentatives politiques de récupération, a plus que jamais besoin de ses historiens. Réjouissante caravelle, donc, que celle armée par Patrick Boucheron et ses trois capitaines, Julien Loiseau, Pierre Monnet et Yann Potin, qui, en mettant à contribution près de 60 historiens, français pour la plupart, nous fait aborder de nouveaux rivages.

Si la mondialisation est un thème omniprésent, bénéfique ou apocalyptique selon les jours, qu'entendons-nous et surtout que comprenons-nous vraiment par là ? Au sens le plus général, ce terme, utilisé depuis les années 80 mais au quotidien depuis quelques années seulement, désigne l'interconnexion de tous les pays et de tous les peuples du monde. Qu'il s'agisse de son versant sombre (menaces climatiques, épidémies, délocalisations, tyrannie des plus forts) ou de son versant lumineux (progrès, village planétaire, communications, solidarité), la mondialisation est le plus souvent vécue comme un phénomène éminemment contemporain, propre à notre époque. Or, que nous disent les historiens ? Que non seulement tout cela commence à se mettre en place dès le XVe siècle, mais aussi que ce " bouclement du monde " a des répercussions encore visibles aujourd'hui. Bien des clichés qui composent notre vision de la mondialisation ne tiennent pas au regard du passé. Une leçon d'histoire ?

De présent, surtout, et une plongée dans un monde en train de s'ouvrir où rien n'était joué.

" Le 25 mai 1453, la ville de Constantinople s'enveloppa d'un brouillard épais, que trouaient d'étranges lueurs glissant sur le dôme de la grande église de la divine Sagesse [Sainte-Sophie]. Etait-ce parce que la véritable foi allait bientôt illuminer le saint lieu ? Les astrologues du sultan l'assuraient, observant la ville depuis le camp où se massaient les troupes ottomanes. Pour les assiégés, en revanche, ce nuage obscur et ses inquiétantes zébrures n'étaient qu'un funeste présage de plus, venant s'ajouter aux orages de grêle et autres bizarreries atmosphériques d'un printemps anormalement froid. " Ainsi s'ouvre le livre... Un épisode connu - le siège de Constantinople, qui, conquise par les Ottomans, allait devenir Istanbul - nimbé d'un voile d'incertitude. On ne connaît l'origine de cet étrange brouillard que depuis quelques années, grâce aux recherches scientifiques qui ont pu établir qu'il était l'une des nombreuses conséquences de l'un des événements les plus violents de ces 10 000 dernières années : l'explosion volcanique de l'île de Kuwae, dans le Pacifique, au coeur de l'archipel de Vanuatu. Cette image magnifique montre qu'au milieu du XVe siècle " le monde n'est pas la Terre ", c'est-à-dire qu'à la différence d'aujourd'hui coexistent une multitude d'aires géographiques et politiques qui sont autant de " mondes " séparés les uns des autres, en contact avec leurs voisins mais rarement reliés aux terres plus lointaines. Bien avant Tchernobyl ou le tsunami de décembre 2004, un événement exceptionnel est capable d'affecter la planète entière, mais les hommes, eux, peuvent seulement en constater les effets sans encore en comprendre les causes. Bien sûr, des voyageurs et des marchands, qu'ils soient européens, ottomans ou chinois, parcourent déjà d'immenses distances, ramenant avec eux des épices, toutes sortes de biens mais aussi des descriptions et des récits. Mais la population mondiale, qui selon des estimations prudentes serait alors de 450 millions d'habitants, vit dans des territoires qui ne communiquent que ponctuellement et partiellement. Et, surtout, chacun de ces ensembles, que ce soit la Chine de la dynastie Ming, les empires inca, aztèque, ottoman ou les archipels du Pacifique, se pense comme un monde à part entière. " Pour l'immense majorité des hommes habitant à la surface de la Terre au XVe siècle, le fait que le monde existe ou qu'il n'existe pas n'a pratiquement aucune incidence sur la vie qu'ils y mènent ", écrit Patrick Boucheron. Ce qui va changer en cette fin du Moyen Age, c'est que ces mondes séparés commencent à entretenir des liens de plus en plus fréquents et surtout... qu'ils se découvrent. Car si, aux yeux des Occidentaux du XVe siècle, le fait le plus important et le plus traumatisant est bien la reprise de Constantinople par les Turcs, ce sont à nos yeux les " grandes découvertes " qui en font surtout une charnière dans l'histoire mondiale.

Si les auteurs du livre, qui pour la plupart font partie d'une nouvelle génération d'historiens, utilisent des guillemets pour parler des " grandes découvertes ", c'est qu'ils entendent nuancer l'image que nous en avons. D'abord, comme on s'en souvient, Christophe Colomb découvre l'Amérique complètement par hasard puisque son projet était de relier les côtes chinoises (qu'il nomme " les Indes ") en passant à l'ouest. Le savoir géographique du XVe siècle héritait encore largement de l'Antiquité... " Le point où se terminent les terres habitables, vers l'Orient, et le commencement des terres habitables, vers l'Occident, se trouvent relativement proches ; entre eux, il y a une mer de petite dimension ", note Christophe Colomb dans son journal. Quand, le 21 octobre 1492, il aborde les côtes cubaines, il est persuadé d'accoster... au Japon ! Ce n'est que plus tard qu'un autre navigateur, Amerigo Vespucci, annonce à l'Europe savante sidérée la découverte de régions " qu'il est permis d'appeler Nouveau Monde ", faisant apparaître un quatrième continent à la surface de la Terre. Si Christophe Colomb fut bien le premier à fouler ces terres inconnues, Amerigo Vespucci en est le " découvreur " et elles porteront son nom.


Dynasties financières

Autre nuance, ces expéditions ne sont pas le seul fait des Rois Catholiques qui poursuivent outre-océan leurs croisades : ces voyages, très coûteux, sont en grande partie financés par des banquiers qui connaissent alors un premier âge d'or. Une dynastie comme celle des Fugger, implantée dans toute l'Europe, prête de l'argent au grand Charles Quint pour ses magouilles politiques et investit également dans ces voyages au long cours. Les Médicis sont également de la partie, montrant que, si la finance n'est pas encore mondiale, elle prend déjà le chemin de l'internationalisation. L'afflux d'or américain et la multiplication des échanges commerciaux ne feront que renforcer cette évolution.

Ensuite, ce que l'on sait moins, c'est que les Européens ne sont pas les seuls à lancer des expéditions. Entre 1405 et 1422, ce sont pas moins de six flottes qui quittent les côtes chinoises pour toute l'Asie du Sud-Est, l'Inde, le Sri Lanka, le golfe Persique et jusqu'aux rives orientales de l'Afrique. La première de ces expéditions aurait aligné plus de 60 bateaux et près de 28 000 marins. Mais, à la différence des Portugais et des Espagnols, qui installent des comptoirs et se lanceront dans une véritable conquête du Mexique (assortie d'un terrible génocide), les Chinois, eux, n'entendent absolument pas s'implanter sur les territoires qu'ils abordent. Ils en ramènent des tributs, font du commerce, échangent, comme en témoigne une girafe offerte en 1415 par le sultan du Bengale à l'empereur de Chine. Mais ces expéditions sont vues d'un mauvais oeil dans les sphères du pouvoir et elles cessent complètement après 1430. C'est la fameuse " fermeture des mers " pour l'Empire chinois, qui se replie sur lui-même jusqu'au XXe siècle. A la différence des Européens, les Chinois considèrent en effet que ceux qui quittent l'empire pour s'installer à l'étranger sont des traîtres. On mesure ainsi combien la peur du " péril jaune " est un fantasme sans fondement historique... Mais ce qui est également révélateur, c'est que ce court épisode d'explorations maritimes, largement refoulé par la Chine pendant des siècles, est revenu en revanche sur le devant de la scène... en 2007. La cérémonie d'ouverture des jeux Olympiques de Pékin a été en effet l'occasion de mettre en scène les grands bateaux de l'amiral Zheng He, eunuque musulman et véritable Christophe Colomb chinois qui dirigea ces voyages du XVe siècle. En exhumant de sa mémoire les bateaux de Zheng He et en les présentant au monde entier réuni pour les Jeux, la Chine montre sans doute qu'elle a bel et bien compris la richesse et l'intérêt de sa diaspora dans le monde et qu'elle assume désormais pleinement ce désir expansionniste. En fêtant en 1992 l'anniversaire de la découverte de l'Amérique, les Européens célébraient avec nostalgie et sans doute aussi culpabilité une histoire terminée depuis la fin des empires coloniaux ; en remettant à l'eau les bateaux oubliés de Zheng He en 2007, la Chine regardait sans doute plus vers l'avenir que vers le passé.

Circulation des savoirs

Bien d'autres phénomènes du XVe siècle jettent les bases d'un monde de plus en plus connecté. Que Gutenberg soit ou pas le véritable père de l'imprimerie (des caractères mobiles sont déjà utilisés en Corée et en Chine au moins depuis le XIIe siècle), c'est une véritable révolution dans la circulation des informations et des savoirs, comparable à celle que nous connaissons avec Internet. En 1500, déjà plus de 250 villes produisent des livres imprimés, mais aussi des affiches, des images qui se diffusent de plus en plus. Un des meilleurs exemples de l'impact de cette évolution technique est la très rapide progression des célèbres 95 thèses de Martin Luther. D'abord écrites à la main et placardées sur la porte de l'église du château de Wittenberg en 1517, on estime qu'elles ont été diffusées à plus de 300 000 exemplaires dans les trois années qui ont suivi. Par sa dimension, le phénomène n'est pas encore mondial, mais le principe est déjà là et, d'une certaine façon, Internet en est l'aboutissement et la généralisation, à l'infini.

Mais plus de communication signifie-t-il forcément que l'on se comprend mieux ? Rien n'est moins sûr. Les livres circulent et sont traduits, mais ne lèvent aucun préjugé. La Cosmografia e geografia dell'Africa de Jean-Léon l'Africain, par exemple : une description partielle de l'Afrique que les Européens n'ont réellement découverte... qu'au XIXe siècle ! L'Afrique dispose alors de moult organisations politiques très solides qui, au contraire des empires aztèque et inca, en font un espace impossible à conquérir. De ce " rendez-vous manqué ", les conséquences seront très grandes. " L'Afrique n'a pas seulement désintéressé les Européens, elle leur a échappé, ce qui fait qu'elle reste en réserve d'exotisme, de découverte, et de soumission coloniale, pour les XVIIIe-XIXe siècles ", résume l'historien Yann Potin dans le livre. De même, la peur du Turc (et de l'islam, plus généralement), " l'un des plus puissants moteurs de l'histoire mondiale ", ne s'arrête pas avec la fin de la Reconquista en Espagne et la chute de Grenade, en 1492. On sait bien quelle destinée aura cette grande peur. Ainsi, la mondialisation ne signifie pas que tous ces pays soudain reliés les uns aux autres renoncent pour autant à se penser comme des mondes à part. C'est l'un des paradoxes les plus puissants de la mondialisation et l'un des plus grands défis aujourd'hui : comment s'insérer dans le système monde sans faire le deuil de sa singularité ? Tout conquérants qu'ils furent, les Occidentaux de la fin du XVe siècle découvrirent un continent inconnu, celui de leur fragilité et de leur barbarie.

ACHETER : Histoire du monde au XVe siècle, sous la direction de Patrick Boucheron, Julien Loiseau, Pierre Monnet et Yann Potin, Fayard, 892 p., 85 €.

© 2009 Marianne. Tous droits réservés.

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