À Guilin, dans le sud du pays, la maison Rémy Cointreau vient d'organiser, devant de riches invités chinois, un show pour dévoiler l'un de ses nouveaux cognacs. De l'empire des marques sur l'empire du Milieu.
Dans le hall de Roissy, ils observent d'un oeil soupçonneux les boutiques de spiritueux. La concurrence les agace. Derrière l'élégance des flacons, elle est féroce. L'enjeu est de taille : au-delà d'être une vitrine, les stands des « duty free shop » représentent une part essentielle du marché des alcools de luxe. L'équipe dirigeante du groupe Rémy Cointreau s'envole pour la Chine. Elle accompagne l'une de ses marques fétiches, Louis XIII, en tournée. Président, vice-présidents, tout le monde fait le déplacement. Sans oublier un ambassadeur - ainsi dénommé - et quelques diffuseurs privilégiés, Antoine Corneille, bar manager au George V, Yannick Branchereau, responsable de l'enseigne Lavinia. L'objet de la visite est de révéler au monde un luxueux dérivé de la marque de cognac au nom de souverain. Sa spécificité ? Mystère. On se croirait dans un complot monarchiste. Une chose est sûre : maoïstes s'abstenir. Le flacon coûte dix mille euros.
Le Boeing 777 flotte dans les nuages comme un glaçon dans l'eau-de-vie. Destination Pékin. De là, correspondance pour Guilin, haut lieu touristique. Les conquistadores du luxe qui, autrefois, venaient puiser leurs matières premières en Chine pour éblouir l'Occident viennent désormais y témoigner leur respect à leurs clients. L'histoire tourne comme le lait : « Le XXIe siècle sera celui de l'Asie », a dit Hu Jintao, le président chinois. Les faits lui donnent raison ; les hommes d'affaires aussi. Il y a quelques semaines, le Comité Colbert, qui promeut le luxe français, inaugurait en grande pompe, à l'ambassade de Chine à Paris, son site en 3D à destination de l'empire du Milieu.
Opium de l'Occident
Roi des cognacs, né en 1874 de l'intuition de Rémy Martin que certaines eaux-de-vie pouvaient devenir centenaires, Louis XIII est un fils de famille choyé. Son arbre généalogique précise qu'il est le fruit d'un assemblage de 1 200 eaux-de-vie, vieillies pendant 40 à 100 ans, issues du seul terroir de Grande Champagne. Il débarque pour la première fois à Shanghaï en 1883. Grand voyageur, il est servi à bord de l'Orient-Express en 1929, du Normandie pour son voyage inaugural en 1935, dans la galerie des Glaces, à Versailles, pour la visite du roi d'Angleterre. C'est une boisson d'hommes : de Gaulle, Churchill, Larry Holmes, champion du monde des poids lourds. « On a même des commandes du Vatican », glisse le directeur de la marque, Augustin Depardon. On ferme les yeux, c'est la nuit de l'autre côté de la terre. Sur leurs sièges, des passagers s'endorment devant des films d'action. Le flacon qui contient Louis XIII pourrait y figurer. Il a été façonné, selon la légende, par la maison Baccarat, sur le modèle d'une flasque découverte sur le champ de bataille de Jarnac (1569).
À Pékin, les douaniers sont impériaux : ils portent un masque, retenu par un élastique. La grippe A (H1N1) n'est pas la bienvenue. Le silence est lourd, les visages hébétés. Des portiques enregistrent la température des nouveaux arrivants. Les porteurs traînent les pieds en poussant leur chariot. De Guilin, le groupe embarque dans un bus estampillé « Golden Dragon ». Les hommes d'affaires français exhibent leur carte de visite au dos de laquelle leur nom est inscrit en chinois : « Le tout, soupire l'un d'entre eux, est de savoir comment ils l'ont traduit. » Le bus avance dans la brume ; il n'est pas le seul, le visiteur occidental aussi. Le chauffeur, « 25 ans d'expérience », selon la guide, porte des gants blancs.
Bienvenue en Chine, nouvel opium de l'Occident. Dans ce qui fut le paradis socialiste, tout le monde croit qu'il va devenir riche. Il y en a même qui le sont. Selon les dernières statistiques, la Chine se place derrière les États-Unis en nombre de milliardaires. Sur 1,3 milliard d'habitants, on estime à 60 millions la population aisée. L'équivalent de la France. C'est peut-être pour cette raison que l'on boit plus de cognac en Chine qu'aux pays des Bourbon. Ici, ce breuvage jouit d'une réputation flatteuse : « Il se marie bien avec la nourriture locale », fait observer l'un des vice-présidents de Rémy Cointreau, Damien Lafaurie. On le déguste à table, en cocktail : « C'est également le plus cher des spiritueux, poursuit le dirigeant français. Pour les gens qui ont de l'argent, c'est important. » On l'offre en cadeau, en témoignage d'estime. Plus l'estime est élevée et le montant des affaires important, plus l'on monte en gamme : « Louis XIII est le nec plus ultra », conclut Lafaurie. Il n'en dira pas plus, notamment sur les chiffres de vente. Le souverain ne le serait pas s'il ne cultivait pas le mystère : « Les Chinois, reprend l'homme d'affaires, aiment le luxe, mais ils veulent aussi de l'authenticité, une histoire, des racines. » Une légende. Pour le faux luxe, ils n'ont besoin de personne.
Étape au Green Lotus Hôtel. Balade le long d'une rue bordée d'échoppes touristiques. En devanture de celles-ci, bouteille noire, étiquette rouge, trône une contrefaçon d'un cognac XO de Rémy Martin. La menace est là. Devant le Comité Colbert, l'ambassadeur de Chine en France a promis de lutter contre ce fléau. Au bar du Green Lotus, le XO que commandent les hommes d'affaires est d'origine. Mais l'intrus qui rêve d'un gin contraint la serveuse à révéler, avec un délicieux sourire, que la bouteille de Gordon ne contient que de l'eau.
Le lendemain est le grand jour, celui où l'on rencontre le « King » : pas Elvis, mais un fils prodigue de Louis XIII. L'événement a lieu dans le Yuzi Park, superbe domaine dévolu aux artistes contemporains dont le mécène est un Taïwanais qui a fait fortune dans les cimetières de luxe. Le monarque reçoit dans une grotte, éclairée par des bougies. On distribue des écouteurs aux Chinois. Vincent Géré, directeur des Domaines et Cognac Rémy Martin, s'enflamme : « One hundred years in a bottle ! » Il magnifie l'histoire de son protégé. Les spectateurs sont fascinés. Dans leurs cadres, les maîtres de chais successifs font figure d'ancêtres. Authentique produit du terroir, à la rondeur rassurante et à l'accent du Sud-Ouest, l'actuelle tenante du titre, Pierrette Trichet, commente la genèse du souverain : « Louis XIII ? Une réglette, une pipette et un ensemble de flacons contenant l'eau-de-vie à différents stades de vieillissement. » Les eaux-de-vie sont alignées par âge, sous une vitrine, comme des enfants bien élevés. La cérémonie initiatique achevée, les invités rejoignent le lieu du banquet : une vaste estrade blanche sur laquelle sont disposées des tables rondes recouvertes d'une nappe noire. Sous le ciel étoilé, flotte l'Asie mystérieuse. Une jolie femme parle du yin, du yang. Le nom de Louis XIII est inscrit sur un écran géant. Un bras mécanique, tenant une caméra, survole la scène comme un oiseau lent.
« Hédonistes sophistiqués »
Les serveurs se déplient comme des serviettes. Une musique énigmatique succède au Boléro de Ravel, un orchestre de violonistes s'installe. Caractéristiques de l'homme d'affaires chinois ? « Rapidité d'exécution, réactivité, capacité à prendre des risques, confiance en l'avenir, souffle un dirigeant français. Et loyauté. En même temps, impénétrable, court-termiste, exige un retour rapide sur investissement. » Jeu risqué : il faut rester sobre. M. Guang Dengyuan dirige une compagnie de transport aérien. Sa fortune est considérable : « Depuis les années 1980, souligne-t-il, une nouvelle génération a émergé. Ils ont 30, 40 ans, aiment le luxe, mais veulent qu'il ait un sens. Derrière la mode, ils aspirent à une culture, une histoire, une authenticité. » Les Chinois ont peur du vide. Marques de référence ? « Louis Vuitton, Chanel », murmure M. Guang, attendri. Et « Louis XIII », ajoute-t-il. « Notre cible ? poursuit Damien Lafaurie, sont les hédonistes sophistiqués, entrepreneurs audacieux, jeunes urbains en quête de reconnaissance. » Non loin de là, une Chinoise a fait fortune dans l'immobilier. Elle a vendu quatre immeubles le même jour. Tout le monde rêve : un soir, à Macao, se souvient Damien Lafaurie, il s'est bu 50 carafes de Louis XIII. À 1 800 euros la pièce, c'est ce qu'on appelle une soirée réussie.
Le vent fait s'envoler la voix de Pierrette Trichet, à moins que ce ne soit l'émotion. Seule sur l'estrade, telle une magicienne, de son chapeau elle fait apparaître de son tierçon « le Louis XIII Rare Cask » (tonneau rare), un assemblage d'une « puissance et d'une intensité aromatique extraordinaire ». Dans un halo de fumée blanche, un tourbillon de feuilles dorées, une carafe noire géante surgit du sol et s'élève. 786 d'entre elles seront étiquetées 43.8, en référence à leur degré d'alcool. Dans un ballet bien rodé, les serveurs déposent comme de l'or quelques centilitres du précieux breuvage dans des verres à pied. Pierrette Trichet ferme les yeux, seule sur son île : « Je vais vous guider, n'ayez pas peur. » Tout le monde retient son souffle. Elle évoque « un formidable bouquet de champignons, des notes fruitées de prunes, d'épices, de vanille, une touche de menthe fraîche... » Louis XIII a son troubadour : « Une puissance alcoolique qui n'est que présence, intensité, jamais agressivité. » Au pays qui fut celui des empereurs, on boit à la santé du roi.
Un éblouissant et interminable feu d'artifice ponctue la soirée. Puis on passe aux choses sérieuses : black-jack, roulette. Le lendemain de l'événement, 80 carafes seront commandées. Un client exigera des « lucky numbers » : 111, 222, 333... En Chine, pour réussir dans le luxe, mieux avoir une martingale.
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