Investissements massifs, yuan faible : la politique de Pékin crée des surcapacités que l'Occident surendetté ne pourra plus absorber.
Le taux de change pratiqué par un pays quelconque ne concerne pas ce seul pays puisqu'il a des conséquences pour ses partenaires commerciaux. Cela est surtout vrai pour les grandes économies. C'est pourquoi, que cela plaise ou non à la Chine, son régime de taux de change administré suscite de légitimes préoccupations chez ses partenaires commerciaux. Ses exportations surpassent désormais celles de quasiment tous les pays.
Les Chinois, bien entendu, n'apprécient guère les pressions dont ils sont l'objet. Au terme d'un sommet sino-européen organisé à Nankin début décembre, Wen Jiabao, le premier ministre chinois, s'est plaint de ce que l'on demande à Pékin d'apprécier sa monnaie. Il a souligné que « certains pays veulent d'un côté que le yuan s'apprécie, mais de l'autre adoptent sans aucun scrupule des mesures protectionnistes à l'encontre de la Chine. Cela est injuste. Ces mesures sont une entrave au développement de la Chine ». Le premier ministre a aussi répété le mantra traditionnel : « Nous maintiendrons la stabilité du yuan à un niveau raisonnable et équilibré. »
Nous pouvons adresser quatre remarques à M. Wen. Tout d'abord, quoi qu'en pensent les Chinois, le niveau de protectionnisme appliqué à leurs exportations a été incroyablement bénin par rapport à l'ampleur de la récession. Deuxièmement, la politique consistant à maintenir le taux de change à un niveau bas équivaut à subventionner les exportations et à établir des barrières douanières à taux uniforme - il s'agit bien de protectionnisme. Troisièmement, alors qu'elle a accumulé, en date du mois de septembre, 2 273 milliards de dollars (1 544 milliards d'euros) de réserves en devises, la Chine a maintenu son taux de change à un niveau d'une faiblesse sans précédent.
Dernier point, enfin, cela a eu pour conséquence directe de distordre et l'économie chinoise, et l'économie mondiale. Le taux de change réel du yuan n'est, par exemple, pas supérieur aujourd'hui à ce qu'il était au début de 1998 et s'est déprécié de 12 % au cours des sept derniers mois, alors que la Chine enregistre la plus forte croissance et le plus fort excédent de la balance courante au monde.
Ces politiques ont-elles des conséquences pour la Chine et pour le monde ? La réponse est oui. Mark Carney, le gouverneur de la Banque du Canada, remarquait dans une allocution récente que « des déséquilibres importants et insoutenables des balances courantes entre les grandes zones économiques ont joué un rôle déterminant dans l'accentuation des vulnérabilités au sein de bon nombre de marchés d'actifs. Ces dernières années, le système monétaire international n'a pas réussi à favoriser un ajustement ordonné en temps opportun » (« The Evolution of the International Monetary System », www.bankofcanada.ca). Il a raison.
Nous assistons aujourd'hui à un échec des ajustements exigés par les changements intervenus dans la compétitivité mondiale. Or, cet échec a eu des précédents malheureux, notamment dans les années 1920 et 1930, avec l'émergence des Etats-Unis, et à nouveau dans les années 1960 et 1970, avec l'entrée en scène de l'Europe et du Japon. Comme M. Carney le fait aussi remarquer, « la seule intégration de la Chine à l'économie du globe représente un choc bien plus grand pour le système que la montée en puissance des Etats-Unis au tournant du siècle dernier. La part de la Chine dans le produit intérieur brut [PIB] mondial s'est accrue plus rapidement et son économie est beaucoup plus ouverte ».
Aujourd'hui, de surcroît, le régime de taux de change administré de la Chine est très différent de celui des autres grandes économies, ce qui n'était pas le cas des Etats-Unis lorsqu'ils se sont hissés à la première place mondiale. Il lui permet de se décharger sur d'autres pays des difficultés liées à l'ajustement nécessaire. Cela avait déjà une influence perturbatrice avant la crise, mais cela aggrave encore les choses en cette période d'après-crise : certains pays avancés, notamment le Canada, le Japon et les pays de la zone euro, ont d'ores et déjà subi une appréciation importante de leurs monnaies. Ils ne sont pas les seuls.
Malheureusement, comme nous le savons depuis longtemps, deux catégories de pays sont insensibles aux pressions extérieures visant à leur faire changer des politiques qui affectent les déséquilibres mondiaux : dans la première catégorie, on trouve l'émetteur de la première devise mondiale; dans la seconde, les pays excédentaires. Aussi, l'impasse actuelle pourrait se prolonger un certain temps.
Mais les dangers que cela créerait sont tout aussi évidents : si, par exemple, l'excédent de la balance courante de la Chine devait une nouvelle fois atteindre 10 % de son PIB, l'excédent chinois pourrait représenter, en 2018, en dollars actuels, 800 milliards. Qui sera capable d'absorber une telle somme ? Les ménages américains, tous comme ceux de la plupart des pays qui enregistrent d'importants déficits de leurs comptes courants, ont les reins cassés par l'endettement. C'est la raison pour laquelle les gouvernements sont désormais les emprunteurs de dernier ressort.
Heureusement, des ajustements à long terme sont dans l'intérêt des deux parties. Comme le souligne un rapport récent de la Chambre européenne de commerce en Chine, l'excédent extérieur du pays est un sous-produit d'une politique mal avisée (« Overcapacity in China », www.europeanchamber.com.cn). Ainsi, le capital a été sous-évalué dans les années 2000, avec un faible taux de crédit et une faible imposition des bénéfices des entreprises, tandis que les devises étaient délibérément maintenues à un prix excessif au travers des interventions sur la monnaie. Le processus a entraîné un transfert des revenus depuis les ménages vers l'industrie. Cela a eu pour conséquence une hausse extraordinaire des exportations et de l'industrie lourde à fort coefficient de capital, et très peu de créations d'emplois. Les revenus disponibles des ménages sont tombés à une fraction infime du PIB, tandis que les investissements industriels, l'épargne et l'excédent de la balance courante montaient en flèche. Si elle a réussi à soutenir la demande, la réponse à court terme apportée à la crise, fondée sur une forte expansion du crédit et de l'investissement fixe, a renforcé ces tendances plutôt qu'elle ne les a compensées. Un nouveau cycle d'énormes augmentations de la capacité excédentaire et de l'excédent de la balance courante paraît inévitable.
Qu'arriverait-il si les pays déficitaires réduisaient leurs dépenses par rapport à leurs revenus, pendant que leurs partenaires commerciaux décidaient de maintenir leur propre excédent de production par rapport à leurs revenus et d'exporter la différence ? Réponse : une dépression. Que se passerait-il si les pays déficitaires soutenaient leur demande intérieure à coups de déficits budgétaires massifs ? Réponse : une vague de crises budgétaires.
Aucune de ces réponses n'est acceptable; nous avons donc besoin de procéder à un ajustement concerté. Sans cela, la mise en place de mesures protectionnistes sera inévitable dans les pays déficitaires. Nous sommes en train d'assister à un déraillement au ralenti. Nous devons stopper le train avant qu'il soit trop tard.
Cette chronique de Martin Wolf,
éditorialiste économique, est publiée en partenariat exclusif avec le « Financial Times ». © FT.
(Traduit de l'anglais par Gilles Berton.)
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