Ce fut le dernier service au Lung Moon Restaurant, une institution particulièrement chère au coeur des Hongkongais, cachée derrière une façade carrelée rouge, en plein milieu du quartier grouillant de Wan Chai. Depuis soixante ans, on servait, aux quatre étages de l'établissement, des pattes de coq confites, du canard aux huit trésors et des petits pains au porc rôti à 20 hongkong dollars (HKD) - soit 1,5 euro - qui avaient la réputation dans les années 1950 de satisfaire l'estomac d'un ouvrier à midi.
En apprenant la vente de l'immeuble, pour 40 millions d'euros en juin, la clientèle a réclamé un banquet d'adieu pour saluer l'un de ces endroits mythiques de la ville, inexorablement engloutis par le progrès auquel personne n'envisage ici de s'opposer. Autour de l'une des tables rondes dressées pour l'occasion, trois vieilles dames - fripées comme les dim sum bouillants qu'elles dévorent goulûment - savent qu'il s'agit de leurs derniers raviolis au porc et aux herbes chez Lung Moon. Leur application à la déglutition trahit l'importance du moment... Pourtant, la fermeture du restaurant, que le patron n'exclut pas de ressusciter ailleurs, ne devrait pas entamer le foisonnement continu des restaurants et des gargotes du quartier.
Hongkong compte plus de 100 000 restaurants pour 7 millions d'habitants, contre 77 000 en France. Ils ne ferment pour ainsi dire jamais, sauf au Nouvel An chinois. Facile donc de se laisser happer par les tentations culinaires de la métropole du sud de la Chine, même si des explications sur ce que l'on mange seraient souvent les bienvenues.
Les queues se forment devant les échoppes dès les petites heures du matin. Jus de fruits pressés, thés, brioches, boulettes à la pâte de haricots rouges, laits parfumés, gaufres chaudes, mais surtout " congee ", un genre de risotto coulant assaisonné à la viande hachée, aux oeufs de cent ans ou au foie de porc. Aux alentours de midi, dans les quartiers insulaires de Central, de Wan Chai ou de Causeway Bay, les trottoirs sont à nouveau encombrés de files d'attente devant les cantines les plus populaires. Attendre fait partie du rituel. Dans une ruelle introuvable de Mongkok (sur la rive continentale), la file d'attente un jour de semaine peut atteindre trois heures devant le Tim Ho Wan (PHOTO), où l'on dépense difficilement plus de 5 euros. Le chef est un ancien des cuisines du Lung King Heen, le premier trois-étoiles chinois du monde (Michelin 2009 et 2010).
Pour accéder aux meilleures tables populaires, il est préférable de réserver, quand c'est possible. Il n'y a pas de règles non plus quant à la taille d'un restaurant : de deux tables à même la rue ou collées à la souillarde, jusqu'à des salles en étage qui rappellent les cantines universitaires, comme au Metropol, à Admiralty, où les chariots pleins de paniers en bambou circulent, fumants, entre les tables.
Yung Kee, en plein Central, est du même acabit. On y consomme entre trois cents et quatre cents oies par jour, livrées de nuit de Chine continentale pour servir les quelque 2 400 clients quotidiens. Chez Wing Wah, à l'inverse, le vieil Oncle Wai prépare en petites quantités ses soupes aux nouilles, avec un oeil sur l'artère animée d'Hennessy Road qui défile devant lui, l'autre sur ses cuves bouillantes.
Que sa cuisine ait été mentionnée dans un guide gastronomique français l'indiffère au plus haut point : " Si le patron est content, c'est bien ", affirme-t-il sans abandonner un instant sa tâche. Ici, la woonton noodle soup coûte 37 dollars de Hongkong (HKD, environ 3 euros), un prix jugé élevé sur le marché local, surtout que le bol est petit et que l'on en recommande volontiers. Mais les habitués ne manquent pas dans ce restaurant où, depuis cinquante ans, les pâtes fraîches sont aplanies au rouleau de bambou. La soupe aux nouilles étant à peu près l'équivalent hongkongais du Paris-beurre français, la concurrence est sévère. Sur la rive continentale d'Hongkong, on en trouve à 13 HKD (1,20 euro) dans la rue du Temple, et elles ne sont pas mauvaises. Quand il fait le marché avec ses assistants, Vincent Thierry, premier chef français trois-étoiles du restaurant Caprice, se régale " de pieds de porc braisés au soja ou de poulet à l'ail " dans les gargotes des environs, mais précise qu'il " vaut mieux être avec des locaux pour passer la commande ".
A l'ouest de l'île, dans le vieux quartier de Sheung Wan, où le désordre et la poussière des boutiques de thé ou de médecine traditionnelle vous replongent un siècle en arrière (Hongkong, colonie britannique depuis 1841, a été rétrocédée à la Chine en 1997), on trouve Tim's Kitchen, un deux-étoiles à prix de restoroute. La formule du Serpent est à 98 HKD (environ 9 euros), soupe de serpent, poulet, riz et deux accompagnements. " Dans le temps, il fallait cinq serpents pour que la soupe soit bonne. De nos jours, on n'en met plus qu'un ou deux ", explique le neveu du patron. Le voisin de table, un habitué, nous glisse, d'un air entendu : " Aucune inquiétude sur les serpents, ce n'est pas la Chine ici ! "
Le serpent ne s'impose pas. On conseillera plutôt les pattes de crabe sur une émulsion de blancs d'oeuf, une indéniable réussite, à 15 euros l'assiette, un luxe bien au-dessus du budget alimentaire quotidien d'un Hongkongais.
C'est une autre réalité indéniable de la scène hongkongaise : s'il est facile de se régaler à petits prix, il est encore plus facile de le faire en dépensant une fortune ! Les grandes familles locales et les nouveaux cadors chinois le savent bien. Cela ne les effraie pas de payer 90 euros pour un hamburger à la célèbre Steak House de l'Hôtel Intercontinental, ou plus encore pour un festin de nids d'hirondelle, d'ailerons de requin et d'abalone chez Lung King Heen, au Four Seasons.
Mais, même dans cet établissement de référence, il est toujours possible de commander, pour 7 euros, un riz frit ou une soupe aux nouilles, clin d'oeil peut-être du chef à ses premières années de cuisine, lorsqu'il était à peine adolescent et qu'il travaillait dans des cuisines plus populaires que son actuel trois-étoiles.
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